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COUR EUROPENNE DES DROITS DE L'HOMME



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

OCCUPATION ILLEGALE DE TERRES AGRICOLES

Les autorités françaises avaient l'obligation de protéger les intérêts patrimoniaux des requérants

CEDH n° 10271/02, n°13829/03 et n°28440/05 du 21 janvier 2010
Protection de la propriété : article premier du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales

Dans trois arrêts rendus le 21 janvier 2010, X... c/ France, requête n° 10271/02, Y... et Z... c/ France, requête n° 13829/03, A... et autres c/ France, requête n° 28440/05, la Cour européenne des droits de l'homme conclut à l'unanimité à la violation de l'article premier du Protocole additionnel n° 1 à la Convention (protection de la propriété).

Ces affaires présentent des faits similaires, et les griefs soulevés par les requérants sont identiques ; elles concernent l'inaction des autorités publiques pour faire exécuter des mesures d'expulsion au bénéfice de propriétaires et à l'encontre de nationalistes corses occupant illégalement des terres agricoles. Le présent résumé est rédigé sur la base de l'arrêt Y... et Z... c/ France.

Faits :

Dans ces trois affaires, les requérants sont huit français résidant en France, ainsi qu'une personne morale de droit français. Entre 1959 et 1965, ils devinrent propriétaires de terres en Corse, qu'ils convertirent en domaine agricole et viticole. Leurs propriétés furent illégalement occupées par des membres de la Coordination rurale puis du Syndicat corse de l'agriculture (affaire X...), par un agriculteur corse soutenu par des militants nationalistes (affaire Y... et Z...) et par des membres du Centre des jeunes agriculteurs de Haute-Corse (affaire A... et autres).

A plusieurs reprises, ils alertèrent les autorités nationales de cette situation, notamment après avoir reçu des tracts contenant des menaces physiques émanant de groupes nationalistes, avoir subi un attentat à l'arme automatique et à la grenade ( affaire Y... et Z...) et après que leurs terrains eurent fait l'objet de plusieurs dégradations et délits (vol, cambriolage, incendie… - affaires X... et A... et autres).

Des mesures judiciaires d'expulsion furent prononcées à l'encontre des occupants sans titre. Dans les affaires Y... et Z... et A... et autres, un huissier de justice somma en vain les occupants sans titre de quitter les lieux. Quant à l'affaire X..., malgré une décision ordonnant l'expulsion des occupants illégaux et le concours de la force publique, le terrain du requérant fit l'objet de nouveaux délits (vol et incendie), pour lesquels il déposa des plaintes qui restèrent sans suite.

Dans l'affaire Y... et Z..., l'enquête, menée à la demande du préfet de Haute-Corse, conclut qu'une procédure d'expulsion risquait d'engendrer un trouble à l'ordre public. A l'issue d'une procédure en indemnisation, l'Etat français fut condamné, en avril 2009, à verser aux requérants dans cette affaire 989 310 euros en réparation du préjudice correspondant à l'exploitation personnelle de leur terre, et 10 000 euros pour le préjudice moral subi.

Enfin, dans l'affaire A... et autres, le 16 mai 2007, l'ancien siège de l'exploitation de la famille A... fut vendu à une société qui appartiendrait, selon les requérants, aux occupants sans titre de leur propriété.

Griefs :

Devant la Cour européenne, les requérants invoquaient une violation de l'article premier du Protocole additionnel n° 1. Ils reprochaient aux autorités de l'Etat de ne pas avoir apporté le concours de la force publique pour faire exécuter les mesures ordonnant la libération de leurs terres illégalement occupées. En outre, ils invoquaient l'article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile), se plaignant d'avoir été privés de la jouissance de leur domicile en raison de cette occupation.

Décision :

Recevabilité :

En premier lieu, la Cour de Strasbourg écarte les exceptions d'irrecevabilité soulevées par le gouvernement français, lequel invoquait la perte alléguée de la qualité de victime des requérants et le défaut d'épuisement partiel des voies de recours internes. Elle rappelle avoir déjà examiné cette question dans sa décision du 3 juillet 2007, au cours de laquelle elle a déclaré la requête recevable. Les exceptions du gouvernement étant identiques ici, elles ne peuvent être retenues.

Sur le fond :

Se référant à son arrêt X... c/ France, du 31 mars 2005, requête n° 62740/00, la Cour européenne considère qu'en l'espèce, " le refus de concours de la force publique (…) découle d'une carence des autorités locales et notamment du préfet, voire d'un refus délibéré de la part de celles-ci (…) de prêter main-forte aux requérants pour faire libérer leurs terres " (§ 40). Elle relie cette carence avec les "mesures positives de protection" à la charge des Etats et découlant de la première phrase de l'article premier du Protocole n°1, et conclut :

" combiné avec la première phrase de l'article premier du Protocole n° 1, la prééminence du droit, l'un des principe fondamentaux d'une société démocratique, inhérente à l'ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d'un Etat en raison du refus de celui-ci d'exécuter ou de faire exécuter une décision de justice " (§ 42).

La Cour européenne des droits de l'homme examine alors ces défauts d'exécution des mesures d'expulsion à la lumière de l'article premier du Protocole n° 1.

Or, les juges européens relèvent que, depuis l'ordonnance de référé prononçant l'expulsion, intervenue dans cette affaire le 22 novembre 2000, les autorités françaises n'ont rien entrepris pour faire libérer les terres illégalement occupées. De plus, le gouvernement n'a pas justifié cette inaction et s'est contenté d'invoquer l'ordre public et le risque d'une nouvelle occupation illégale de la propriété des requérants après l'évacuation par la force publique. Or, pour la Cour de Strasbourg, il s'agit là d'un " motif inacceptable, dès lors que les autorités internes étaient précisément censées protéger les requérants d'un tel risque " (§ 43).

"Bien que consciente des difficultés rencontrées par les autorités françaises pour renforcer l'Etat de droit en Corse, la Cour estime que les arguments avancés en l'espèce ne sauraient constituer un motif légitime sérieux et suffisant pour justifier la carence des autorités, qui avaient l'obligation de protéger les intérêts patrimoniaux des requérants" (§ 44). En effet, elle constate que les autorités n'ont pas cherché d'autre solution pour remédier à la situation, mais se sont simplement contentées de refuser d'exécuter.

Enfin, elle juge que les autorités auraient dû prendre toutes les mesures nécessaires pour que les décisions de justice soient respectées et que les requérants retrouvent la pleine jouissance de leurs biens. Cette inaction aboutit, selon la Cour, à une expropriation privée, les autorités ayant "non seulement encouragé certains individus à dégrader en toute impunité les biens des requérants, mais également laissé s'installer un climat de crainte et d'insécurité non propice au retour des requérants sur leurs terres" (§ 45).

Estimant que, par leur refus de prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à ces occupations illégales, les autorités françaises ont rompu l'équilibre à ménager entre les exigences de l'intérêt général et la protection de leurs intérêts patrimoniaux, la Cour conclut à l'unanimité à la violation de l'article premier du Protocole additionnel n° 1.

Après ce premier constat de violation, les juges strasbourgeois n'estiment pas nécessaire d'examiner le grief tiré de la violation de l'article 8 de la Convention. Au titre de l'article 41 (satisfaction équitable), la Cour accorde une somme de 8 000 euros pour dommage moral à chacun des requérants dans l'affaire Y... et Z...

Ces arrêts peuvent être consultés sur le site HUDOC de la Cour européenne :
http://www.echr.coe.int



COUR EUROPEENNE

Les recours doivent être engagés par un Ayant Droit 8 février 2005

COUR EUROPENNE
DES DROITS DE L'HOMME
CONSEIL DE L'EUROPE
STRASBOURG
EUROPEAN COURT
0F HUMAN RIGHTS
COUNCIL 0F EUROPE
STRASBOURG

FASC NATIONALE
Monsieur Michel MARTINIGOL
ANTILLY
21700 ARGILLY

DEUXIEME SECTION
CEDH-LF11.0R(CD8)
ADC/it-jg

08 FEV 2005

Requête N°.36911/03

FEDERATION DES AYANTS DROIT DE SECTIONS DE COMMUNES c. France

Monsieur,

Je porte à votre connaissance que la Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant le 25 janvier 2005 en un comité de trois juges (K. Jungwiert, président, M. Ugrekhelidze et E. Fura-Sandström) en application de l'article 27 de la Convention, a décidé en vertu de l'article 28 de la Convention de déclarer irrecevable la requête précitée, les conditions posées par les articles 34 ou 35 de la Convention n'ayant pas été remplies.

La Cour a constaté que le requérant n'était pas directement affecté par la violation alléguée de la Convention et ne pouvait donc se prétendre victime de cette violation, comme l'exige l'article 34 de la Convention. Il s'ensuit que la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 35 § 3.

Cette décision est définitive et ne peut faire l'objet d'aucun recours devant la Cour, y compris la Grande Chambre, ou un autre organe. Vous comprendrez donc que le greffe ne sera pas en mesure de vous fournir d'autres précisions sur les délibérations du comité ni de répondre aux lettres que vous lui adresseriez à propos de la décision rendue dans la présente affaire. Vous ne recevrez pas d'autres documents de la Cour ayant trait à celle-ci et, conformément aux directives de la Cour, votre dossier sera détruit dans le délai d'un an à compter de la date d'envoi de la présente lettre.

La présente communication vous est faite en application de l'article 53 § 2 du règlement de la Cour.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.

Pour le comité

ADRESSE POSTALE/POSTAL CONSEIL DE L'EUROPE / COUNCIL 0F EUROPE
F- 67075 STRASBOURG CEDEX
TELEPHONE 00 33 (0)3 88 41 20 18 INTERNET http://www.echrcoe.int
TELECOPIEUR/FAX 00 33 (0)3 88 41 27 30

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COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

La section est une organisation gouvernementale

ARTICLE 34

CEDH ORGANISATION GOUVERNEMENTALE
Requête introduite par une section de commune : irrecevable.

SECTION DE COMMUNE D'ANTILLY - France (N° 45129/98)

Décision 23.11.99 [Section III]

La requérante est une section de commune. Cette entité se définit comme une partie d'une commune possédant des biens et droits distincts et dotée de la personnalité juridique. Elle est représentée devant la Cour par sa commission syndicale, dont la mission consiste, dans les cas énumérés par la loi, à assurer la gestion de ses biens. La requérante décida, en 1994, par délibération de sa commission syndicale, de faire l'acquisition d'un terrain. Cette délibération fut annulée par le tribunal administratif qui considéra que la section de commune ne disposait pas d'une compétence décisionnelle dans ce domaine. Devant le Conseil d'Etat, la requérante se plaignit, notamment, du caractère inéquitable de la procédure devant le tribunal administratif, alléguant que les faibles ressources financières dont elle disposait ne lui avaient pas permis de faire appel aux services d'un avocat. Le Conseil d'Etat rejeta le recours.

Irrecevable sous l'angle de l'article 6 § 1 et de l'article 1 du Protocole n° 1 : Une section de commune présente les caractéristiques d'une personne morale de droit public, notamment dans la mesure où elle gère des biens et droits collectifs dans l'intérêt général de ses habitants. Il s'agit, en conséquence, d'une "organisation gouvernementale" qui n'entre donc pas dans les catégories de requérants prévues à l'article 34 de la convention. La Commission syndicale, pour autant qu'elle agisse en son nom propre, défend, quant à elle, des intérêts collectifs et se distingue ainsi des "groupes de particuliers" ayant un intérêt commun visés à l'article 34 : irrecevable ratione personae.


CEDH TROISIÈME SECTION
DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ de la requête n° 45129/98 présentée par la Section de commune d'Antilly contre la France

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 23 novembre 1999 en une chambre composée de
Sir Nicolas Bratza, président,
M. J-P. Costa,
M. L. Loucaides,
M. P. Kuris,
M. W. Fuhrmann,
Mme H.S. Greve,
M. K. Traja, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section ;

Vu l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ;

Vu la requête introduite le 24 juin 1998 par la Section de commune d'Antilly contre la France et enregistrée le 22 décembre 1998 sous le n° de dossier 45129/98 ;

Vu le rapport prévu à l’article 49 du règlement de la Cour ;

Après en avoir délibéré ;

Rend la décision suivante :

EN FAIT

La requérante est la section de commune d’Antilly, située à Argilly (Côte-d’Or - France). Elle est représentée devant la Cour par Me Michel Defosse, avocat au barreau de Dijon (France).

A. Circonstances particulières de l’affaire

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.

La collectivité d’Antilly existe depuis des temps immémoriaux, possédant un patrimoine (forêts, pâturages, maison commune) dont la propriété ne lui est pas contestée.

Lors de la Révolution française, fut créée la commune d’Argilly, intégrant la collectivité d’Antilly. Conformément à la loi, cette dernière fut alors érigée en section de commune et resta propriétaire des biens qu’elle possédait auparavant.

Le 12 février 1994, la Commission syndicale de la section de commune d’Antilly, gestionnaire des biens et droits de la section, décida de se porter acquéreur d’une parcelle agricole sise sur le territoire de la commune d’Argilly et sous l’emprise de la section d’Antilly.

Le 13 octobre 1994, le Préfet du département de la Côte-d’Or saisit le tribunal administratif de Dijon d’une requête en annulation de la délibération de la section de commune du 12 février 1994.

Par jugement du 21 janvier 1995, le tribunal administratif de Dijon annula la délibération du 12 février 1994 au motif que la section de commune n’avait pas compétence pour prendre une décision portant sur l’acquisition d’un terrain.

Le 20 mars 1995, la Commission syndicale de la section de commune d’Antilly saisit le Conseil d’Etat à fin de réforme ou d’annulation de ce jugement. Contestant en premier lieu son absence de compétence pour l’acquisition d’un bien immobilier, elle fit valoir en outre que le jugement déféré, confiscatoire vis à vis de la section de commune, violait de ce fait l’article 1 du Protocole N°1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Enfin, elle allégua que sa cause n’avait pas été entendue de façon équitable, en violation de l’article 6 de la Convention.

Le 12 décembre 1997, le Conseil d’Etat rejeta le recours de la section de commune d’Antilly en considérant que :

" le fait, allégué par [la requérante] qu’elle se serait trouvée dans l’impossibilité, faute de moyens financiers suffisants pour recourir aux services d’un avocat, d’assumer correctement sa défense (...) est sans influence sur la régularité du jugement attaqué ;

(...) la procédure suivie devant le tribunal administratif a présenté un caractère contradictoire, conformément aux dispositions du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, sans que puissent être utilement invoquées les stipulations, sans application en l’espèce, de l’article 6 de la Convention (...) ;

( ...) il résulte [des dispositions de l’article L 151-6 du code des communes] que l’acquisition d’un bien ne relève pas de la compétence de la commission syndicale d’une section de commune ;

(...) le jugement attaqué, en déniant à la [requérante] le droit d’acquérir un terrain, n’a porté nulle atteinte aux droits qu’elle possède sur des biens lui appartenant ; (...) ainsi, le moyen tiré de ce que le jugement aurait méconnu la Constitution et les stipulations de la Convention ( ...) qui protègent le droit de propriété, est inopérant. "

B. Droit et pratique internes pertinents

Constitution française - Titre XII Des Collectivités Territoriales - Article 72

" Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d’Outre-mer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi.

Ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi. "

Code des communes - Livre V Intérêts propres à certaines catégories d’habitants

Chapitre 1 - Section de commune

Article L 151-1

" Constitue une section de commune toute partie d'une commune possédant à titre permanent et exclusif des biens ou des droits distincts de ceux de la commune.

La section de commune a la personnalité juridique. "

Article L 151-2

" La gestion des biens et droits de la section est assurée par le conseil municipal, par le maire et, dans les cas prévus aux articles L. 151-6, L 151-7, L 151-8, L 151-9, L 151-11, L 151-15 et L 151-18 du présent code, par une commission syndicale et par son président. "

Article L 151-3

" (...) Les membres de la commission syndicale, choisis parmi les personnes éligibles au conseil municipal de la commune de rattachement, sont élus selon les mêmes règles que les conseillers municipaux des communes de moins de 3500 habitants (...)

Le maire de la commune de rattachement est membre de droit de la commission syndicale. "

Article L 151-6

" Sous réserve des dispositions de l’article L 151-15, la commission syndicale délibère sur les objets suivants :
1°) Contrats passés avec la commune de rattachement ou une autre section de la commune ;
2°) Vente, échange et location pour neuf ans ou plus de biens de la section ;
3°) Changement d’usage de ces biens ;
4°) Transaction et actions judiciaires ;
5°) Acceptations de libéralités ;
6°) Adhésion à une association syndicale ou à toute autre structure de regroupement financier ;
7°) Constitution d’une union de sections ;
8°) Désignation de délégués représentant la section de commune ;

Les actes nécessaires à l’exécution de ces délibérations sont passés par le président de la commission syndicale (...) "

GRIEFS
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de ne pas avoir eu droit à un procès équitable, puisqu’elle n’a pu assurer correctement sa défense, faute de moyens financiers suffisants, contrairement aux pouvoirs publics auxquels elle était opposée dans la procédure litigieuse. Cette inégalité de moyens constituerait, selon elle, une violation du principe de l’égalité des armes.
2. Par ailleurs, la requérante estime avoir été victime d’une violation de son droit au respect de ses biens, tel que garanti par l’article 1 du Protocole N° 1 à la Convention.

EN DROIT

La requérante se plaint de l’iniquité de la procédure terminée par un arrêt du Conseil d’Etat du 12 décembre 1997 et estime avoir été victime d’une violation de son droit de propriété. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 de son Protocole additionnel.

Toutefois, la Cour considère qu’il y a lieu d’examiner au préalable si la section de commune requérante jouit du droit de présenter une requête en vertu de l’article 34 de la Convention.

La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 34 précité, elle ne peut être saisie d’une requête individuelle que " par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers ".

En l’espèce, la Cour note qu’une section de commune est constituée par " toute partie d’une commune possédant à titre exclusifs des biens ou des droits distincts de ceux de la commune " (article L 151-1 du Code des communes.

La Cour relève également que sa gestion est assurée, en vertu de l’article L 151-2 du code précité, par le conseil municipal, par le maire et, dans certaines situations limitativement énumérées par la loi, par une commission syndicale. Les membres de cette commission sont élus parmi les personnes éligibles au conseil municipal de la commune de rattachement, dans les mêmes conditions que des conseillers municipaux de communes de moins de 3500 habitants et que le maire de la commune de rattachement en est membre de droit.

Par ailleurs, la Cour souligne que la mission d’une section de commune est de participer à la gestion de biens et de droits collectifs, patrimoine attaché à un territoire déterminé, dans l’intérêt général et non individuel de ses habitants.

En conséquence, la Cour estime qu’une section de commune constitue une personne morale de droit public, qui exerce une partie de la puissance publique et doit être qualifiée, aux fins de l’article 34 de la Convention, d’organisation gouvernementale.

S’agissant de la commission syndicale, qui en l’espèce représente la section de commune dans son action devant la Cour, à supposer même qu’elle puisse être considérée comme agissant en son nom propre, elle ne peut pas davantage être qualifiée d’organisation non gouvernementale ou de groupement de personnes ayant un intérêt commun, au sens de l’article 34 de la Convention. La Cour estime, en effet, qu’à la différence d’un groupement d’habitants créé pour la défense d’intérêts individuels communs, la commission syndicale, gestionnaire d’intérêts collectifs, est rattachée à un territoire, dont la population doit être considérée comme une entité non individualisée.

Il s’ensuit que la requête échappe à la compétence ratione personae de la Cour. Elle est donc incompatible avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3, et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention

Par ces motifs, la Cour , à l’unanimité,

DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE.

S. Dollé N. Bratza
Greffière Président

Article L 2411-1 et L 2411-2 du Code général des collectivités territoriales général des collectivités territoriales

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http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?item=12&portal=hbkm&action=html&highlight=dogan&sessionid=27207192&skin=hudoc-fr
AFFAIRE DOGAN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 8803-8811/02, 8813/02 et 8815-8819/02)
arrêt
STRASBOURG 29 juin 2004
DÉFINITIF
10/11/2004
En l’affaire Dogan et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 février et 10 juin 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCEDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent quinze requêtes (nos 8803/02, 8804/02, 8805/02, 8806/02, 8807/02, 8808/02, 8809/02, 8810/02, 8811/02, 8813/02, 8815/02, 8816/02, 8817/02, 8818/02 et 8819/02) dirigées contre la République de Turquie et dont quinze ressortissants de cet Etat, M. Abdullah Dogan, M. Cemal Dogan, M. Ali Riza Dogan, M. Ahmet Dogan, M. Ali Murat Dogan, M. Hasan Yildiz, M. Hidir Balik, M. Ihsan Balik, M. Kazim Balik, M. Mehmet Dogan, M. Müslüm Yilmaz , M. Hüseyin Dogan, M. Yusuf Dogan, M. Hüseyin Dogan et M. Ali Riza Dogan (“ les requérants ”), ont saisi la Cour le 3 décembre 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par M. M.A. Kirdök, M. Ö. Kiliç et M. H.K. Elban, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (“ le Gouvernement ”) est représenté par son coagent, M. S. Alpaslan.

3. Les requérants se plaignent d’avoir été chassés de leurs domiciles situés à Boydas, un village de la sous-préfecture de Hozat (département de Tunceli), et de ne pas avoir reçu des autorités turques la permission d’y retourner. Ils soutiennent que leur expulsion de leur village emporte violation des articles 1, 6, 7, 8, 13, 14 et 18 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1.

4. Les présentes requêtes ont été attribuées à la troisième section (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5. Le 28 novembre 2002, la Cour a décidé de communiquer les présentes requêtes au Gouvernement. En application de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a résolu d’en examiner conjointement la recevabilité et le fond.

6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 12 février 2004 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Alpaslan, Mme Ari et M. Kiliç.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE

8. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. Contexte général

9. Jusqu’en octobre 1994, les requérants vivaient tous à Boydas, un village relevant de la sous-préfecture de Hozat (département de Tunceli) et situé dans la région de la Turquie alors soumise à l’état d’urgence.

10. Les requérants Abdullah Dogan, Ali Riza Dogan, Ahmet Dogan, Kazim Balik, Müslüm Yilmaz et Yusuf Dogan (requêtes nos 8803/02, 8805/02, 8806/02, 8811/02, 8815/02 et 8817/02 respectivement) étaient propriétaires de maisons et de terrains à Boydas. Les autres intéressés, dont la liste suit, exploitaient les terres appartenant à leurs pères, chez qui ils habitaient. Il s’agit de :

11. Le village de Boydas se présente comme un ensemble de hameaux et de maisons disséminés sur une zone montagneuse pauvre en terres arables. Pour des raisons d’ordre administratif, Boydas a été rattaché à la sous-préfecture de Hozat. La famille patriarcale étendue est la forme d’organisation sociale dominante dans cette région où la terre n’est pas répartie en grandes propriétés foncières mais en fermes familiales de taille généralement modeste. Ces unités agricoles, dont le personnage central est l’aïeul ou le père, sont d’ordinaire exploitées par les enfants mariés qui pratiquent l’élevage de moutons et de chèvres ainsi que l’apiculture. Comme les autres habitants du village, les requérants tiraient leurs revenus de travaux agricoles, notamment de l’élevage et de la culture de la terre, ainsi que de l’exploitation des forêts et du négoce du bois.

12. En 1994, le terrorisme était un problème majeur dans la région en question qui est, depuis les années 80, le théâtre d’un violent conflit opposant les forces de sécurité et certaines fractions de la population kurde favorables à l’autonomie kurde, parmi lesquelles figurent les membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Cette situation a conduit nombre d’habitants de Boydas et de ses environs à partir, soit en raison des conditions de vie difficiles qu’ils connaissaient dans cette région montagneuse et isolée, soit en raison des problèmes de sécurité.

13. Les faits de la cause sont controversés, notamment en ce qui concerne la situation des requérants et le refus de les laisser accéder à leurs biens situés à Boydas.

B. La version des faits donnée par les requérants

14. Selon les intéressés, les habitants de Boydas furent expulsés manu militari de leur village par les forces de sécurité en octobre 1994, en raison des troubles que connaissait alors la région. Les requérants affirment que les forces de sécurité ont détruit leurs maisons pour les contraindre à quitter les lieux et qu’ils sont partis s’installer avec leurs familles dans des zones plus sûres, à savoir Elazig et Istanbul, où ils vivent actuellement dans le dénuement.

1. Les plaintes adressées aux autorités par les requérants

15. Entre le 29 novembre 1994 et le 15 août 2001, les requérants se plaignirent d’avoir été expulsés manu militari de leur village par les forces de sécurité auprès de diverses autorités administratives, à savoir le cabinet du premier ministre, la préfecture de la région soumise à l’état d’urgence, celle du département de Tunceli et la sous-préfecture de Hozat. Les intéressés demandèrent également l’autorisation de retourner à Boydas et de recouvrer l’usage de leurs biens.

2. Les réponses des autorités aux requérants

16. Si les plaintes formulées par eux furent bien transmises aux autorités, les intéressés ne reçurent de celles-ci aucune réponse à l’exception des lettres envoyées à Abdullah, Ahmet, Mehmet et Hüseyin Dogan dans le délai de soixante jours prévu par la loi no 2577.

17. En réponse à la plainte déposée le 24 février 2000 par Abdullah Dogan, le sous-préfet de Hozat lui adressa une lettre datée du 5 mai 2000 dans laquelle il déclarait :

“ Le projet “ retour au village et réinstallation dans l’Est et le Sud-Est de l’Anatolie ”, piloté par la direction du projet de développement régional de l’Anatolie du Sud-Est [GAP Bölge Kalkindirma Idaresi Baskanligi], vise à faciliter la réinstallation de tous les habitants de cette province qui ont dû la quitter contre leur gré pour diverses raisons, notamment le terrorisme, et qui, compte tenu de la diminution du nombre des incidents constatés dans la région, souhaitent maintenant retourner dans des communautés villageoises sécurisées. Ce projet a également pour objectif de créer des conditions d’existence viables dans les zones de réinstallation.

C’est dans ce cadre que votre demande a été prise en compte. ”

18. En réponse aux plaintes qu’ils avaient formulées, le bureau chargé des questions d’état d’urgence auprès de la préfecture de Tunceli adressa à Ahmet, Mehmet et Hüseyin Dogan, le 10 octobre et les 5 et 25 juin 2001, des lettres ainsi libellées :

" Le retour à Boydas est interdit pour des raisons de sécurité. Mais vous pouvez vous rendre aux villages de Çaytasi, Karaca, Karaçavus, Kavuktepe et Türktaner et vous y installer.

Par ailleurs, votre requête sera examinée dans le cadre du projet " retour au village et réinstallation ". "

C. La version des faits donnée par le Gouvernement

19. Au dire du Gouvernement, l’organisation terroriste dénommée PKK menait depuis le début des années 80 une campagne brutale et meurtrière contre la République turque, dans le but de provoquer la partition du territoire national et d’instaurer un Etat kurde. Les opérations de terreur conduites par le PKK, qui prenaient essentiellement pour cible les provinces du Sud-Est de la Turquie, avaient pour objectif de déstabiliser la région en poussant sa population au découragement, en ruinant son économie et en forçant ses habitants innocents à se rallier aux forces terroristes. Pour contraindre les récalcitrants, les rebelles recouraient à l’intimidation en commettant des assassinats arbitraires et en massacrant les habitants de villages entiers. C’est ainsi qu’entre 1984 et 1995, 852 actes de terrorisme furent perpétrés, causant la mort de 383 personnes et en blessant 460 autres.

20. Cette campagne de terreur provoqua un exode massif de la population de la zone concernée qui émigra vers des villes et des régions plus sûres de la Turquie. Ce fut dans ces circonstances que les habitants des villages et des hameaux de la région concernée abandonnèrent leurs domiciles sous la menace terroriste du PKK.

21. Les autorités locales ont pu cependant être amenées à procéder à l’évacuation d’un certain nombre d’agglomérations, à titre préventif, pour assurer la sécurité de la population de la région. Selon les statistiques officielles, quelque 380 000 personnes ont été déplacées sur le territoire turc en raison du terrorisme. Ce chiffre correspond à l’évacuation de 48 822 maisons situées dans 853 villages et 2 183 hameaux.

22. Les requérants avaient leurs domiciles à Boydas. De source officielle, les habitants ont abandonné ce village sous la pression du PKK, et non parce qu’ils y auraient été contraints par les forces de sécurité.

D. Pièces produites par les parties

1. Pièces produites par les requérants

a) Déposition faite le 4 décembre 2003 par le maire de Boydas, Ali Haydar Dogan

23. M. Ali Haydar Dogan a déclaré être maire de Boydas depuis 1989. Il a vécu dans la sous-préfecture de Hozat pendant trois ans après l’évacuation du village en octobre 1994. Il réside actuellement à Istanbul. M. Dogan a précisé que Boydas était un village forestier entouré de chênes et de pâturages. Les terres arables y étant rares, la population du village vivait essentiellement de l’élevage du bétail et de l’exploitation du bois.

24. En ce qui concerne les biens des requérants situés à Boydas, le maire a donné les informations suivantes : b) Déposition faite le 25 octobre 2003 par Kazim Balik, Hasan Dogan, Nurettin Yildiz et Ali Balik

25. A leur retour d’une visite effectuée à Boydas le 25 octobre 2003, les requérants ont déclaré :

“ Nous résidions à Boydas, un village de la sous-préfecture de Hozat que nous avons dû abandonner quand il fut évacué de force. Nous sommes aujourd’hui installés dans la sous-préfecture de Hozat. On nous a dit que nous pouvions regagner notre village, mais personne n’y vit actuellement parce qu’il n’y a aucun endroit où se loger, pas de routes, pas d’eau, pas d’électricité, pas de services éducatifs ou sanitaires. "

c) Rapport sur place rédigé le 28 juillet 2003 par trois gendarmes et signé par eux ainsi que par quatre habitants de Cevizlidere, un village rattaché à Ovacik, une sous-préfecture voisine de Hozat

26. Le rapport en question fut établi par trois gendarmes du commandement de la gendarmerie d’Ovacik et contresigné par quatre habitants de Cevizlidere, un village dépendant de la sous-préfecture d’Ovacik, une ville voisine de Hozat. Il ressort de ce document, où figurent les observations formulées par ses signataires au sujet de la situation qui régnait alors à Cevizlidere, que toutes les personnes inscrites au registre du village pouvaient y entrer et en sortir librement à la date où le rapport fut rédigé, à condition d’informer la brigade de gendarmerie de leurs allées et venues.

d) Copie d’une carte d’identité délivrée par le commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture d’Ovacik

27. La carte d’identité en question, établie par le commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture d’Ovacik pour un habitant du village de Cevizlidere, comporte une mention indiquant qu’elle est délivrée aux personnes résidant temporairement dans ce village.

e) Décision d’incompétence du 29 septembre 1997 rendue par le procureur militaire près le commandement général de la gendarmerie à Ankara

28. Il s’agit d’une décision par laquelle le procureur militaire se déclare incompétent au sujet de huit affaires relatives à la disparition et au meurtre d’un certain nombre de personnes par des individus non identifiés dans les sous-préfectures de Hozat et d’Ovacik (département de Tunceli).

f) Pétition adressée au cabinet du premier ministre à Ankara par les maires de villages rattachés aux sous-préfectures de Hozat, Ovacik et Pertek (département de Tunceli)

29. La pétition en question contient les plaintes de maires dénonçant la destruction par le feu de leurs villages et l’expulsion manu militari des personnes qui y résidaient par les forces de sécurité. Les plaignants affirment de plus que ces dernières imposent dans la région un embargo sur un nombre important de denrées alimentaires et de marchandises de première nécessité. Ils invitent le premier ministre à prendre les mesures qui s’imposent pour permettre à la population des villages concernés de recouvrer leurs maisons et leurs terres. Ils demandent en outre l’indemnisation du préjudice subi par les intéressés du fait de la destruction de leurs biens et de leur déplacement forcé, une aide économique et le déminage terrestre de la région.

g) Décision du tribunal de grande instance d’Ovacik rendue le 22 novembre 1994 ; lettre du préfet adjoint de Tunceli en date du 22 novembre 1994 ; lettre adressée au tribunal de grande instance d’Ovacik par I.K. le 18 octobre 1994 ; lettre adressée le 6 novembre 1994 au sous-préfet par le commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture d’Ovacik ; lettre adressée le 25 octobre 1994 au tribunal de grande instance d’Ovacik par le directeur du cadastre de Tunceli ; lettre adressée le 18 octobre 1994 à la sous-préfecture par le juge du tribunal de grande instance d’Ovacik

30. Les documents énumérés ci-dessus font état de l’incapacité des autorités confrontées à des allégations de destruction de biens dans le village de Yaziören (sous-préfecture d’Ovacik) à mener une enquête sur les lieux en raison de l’insécurité régnant dans la région.

h) Rapport du 14 janvier 1998 établi par la Commission d’enquête parlementaire de la Grande Assemblée nationale de Turquie sur les solutions à apporter aux difficultés rencontrées par les personnes déplacées dans le processus d’évacuation de zones de peuplement de l’Est et du Sud-Est de l’Anatolie

31. Le rapport en question, élaboré par une commission d’enquête composée de dix députés, indique que les habitants de quelque 905 villages et 2 523 hameaux furent expulsés et contraints d’émigrer vers d’autres régions du pays entre 1993 et 1994 (p. 13). En ce qui concerne Tunceli, le rapport estime à environ 40 993 le nombre des personnes expulsées de 183 villages et de 823 hameaux (p. 12).

32. Ce rapport reproduit les propos de M. Riza Ertas un membre du conseil général du département de Van (Van Il Genel Meclisi), selon lesquels 80 % des villages auraient été évacués par les autorités de l’Etat et 20 % par les terroristes (p. 19).

33. Il mentionne par ailleurs le rapport sur les droits de l’homme en Turquie élaboré et présenté à la commission d’enquête en 1995 par le président de la fondation des droits de l’homme, M. Yavuz Önen, et dont un chapitre est consacré aux villages évacués ainsi qu’aux immigrants. Ce document fait état d’une réunion tenue les 20 et 21 mai 1995 à Ankara par les maires des villages évacués des sous-préfectures d’Ovacik et de Hozat (département de Tunceli). Les édiles ont signalé que 350 des 540 villages et hameaux que comptait le département de Tunceli avaient été évacués et que la moitié de ceux-ci avaient été incendiés. Ils ont aussi noté que les habitants de la province connaissaient la famine en raison de l’embargo sur les denrées alimentaires et que les restrictions imposées par les autorités à l’accès aux zones d’altitude nuisaient à l’élevage qui était la seule source de revenu des populations concernées. Le rapport sur les droits de l’homme en Turquie indique également que le processus d’évacuation des villages et des hameaux s’est poursuivi en 1995. Nombre de maisons situées dans les villages en question ont été détruites ou rendues inhabitables. Les personnes demeurant dans la région ont été contraintes d’émigrer. Elles ont subi des pressions jusqu’à ce qu’elles quittent leurs villages. Au début de l’année 1995, presque tous les villages et les hameaux étaient déserts, à l’exception de ceux dont les habitants avaient accepté de devenir gardes de village.

34. Le rapport fait aussi état du discours consacré au problème des villages évacués prononcé le 3 juin 1997 par un député de Sirnak, M. Salih Yildirim, devant la Grande Assemblée nationale de Turquie. M. Yildirim affirmait notamment que les villages en question étaient vidés de leur population soit par le PKK dont le but était d’intimider ses opposants, soit par les autorités en raison de leur incapacité à protéger les zones concernées ou parce que leurs habitants refusaient de devenir gardes de village ou étaient soupçonnés d’aider le PKK (p. 20).

35. Le rapport s’achève par des recommandations prônant le relogement des populations des zones évacuées (soit dans les villages des sous-préfectures ou des départements, soit dans des " villages centraux "), la réinstallation des déplacés candidats au rapatriement dans des " villages centraux " proches de l’endroit où ils vivaient auparavant plutôt que dans des hameaux et l’adoption de mesures économiques propres à créer des emplois pour les habitants de la région tout en donnant la priorité aux immigrants (p. 112).

i) Résolution intérimaire ResDH(2002)98 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur l’action des forces de sécurité en Turquie

36. Dans ses passages pertinents, la Résolution ResDH(2002)98 du Comité des Ministres souligne qu’un recours effectif implique, en vertu de l’article 13 de la Convention, une enquête effective et approfondie au sujet des abus allégués en vue de l’identification et la sanction des responsables ainsi qu’un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête. Le Comité des Ministres regrette en outre que les appels répétés à la réforme de la procédure pénale turque en vue de permettre de mener une enquête pénale indépendante sans l’accord préalable des préfets de l’Etat n’aient pas encore été suivis d’effets. Aussi le Comité des Ministres invite-t-il instamment la Turquie à accélérer sans retard la réforme du système des poursuites pénales des agents des forces de sécurité, en particulier en supprimant toutes les restrictions de compétence des procureurs pour mener des enquêtes pénales contre des agents de l’Etat, en réformant le ministère public et en fixant des peines carcérales minimales suffisamment dissuasives pour les personnes jugées coupables d’abus graves tels que des actes de torture et des mauvais traitements.

2. Pièces produites par le Gouvernement

a) Lettre du 22 juillet 2003 adressée au ministère des Affaires étrangères par le commandement général de la gendarmerie du ministère de l’Intérieur

37. Il s’agit d’une lettre rédigée par M. M. Kemal Gür, colonel de gendarmerie, au nom de son commandant en chef, en réponse à une lettre du 19 juin 2003 par laquelle le ministère des Affaires étrangères demandait des informations sur le point de savoir si les requérants pouvaient regagner Boydas, leur village situé dans la sous-préfecture de Hozat (département de Tunceli). M. Gür indique que rien ne s’oppose au retour des intéressés dans leurs foyers à Boydas.

b) Deux CD-ROM contenant des photographies aériennes et terrestres de Boydas

38. Ces photographies aériennes et terrestres de Boydas, prises le 29 décembre 2003, montrent un village situé dans une zone escarpée et entièrement recouvert de neige. Les maisons dispersées sur ce territoire montagneux semblent faites de pierres, de bois, d’adobe et de terre. Elles ont perdu leurs toits qui se sont probablement effondrés en raison des conditions climatiques hivernales difficiles et du manque d’entretien. Les bâtiments publics, notamment les écoles, sont cependant intacts car ils semblent avoir été construits en béton et en pierre. L’absence de routes praticables et la neige paraissent empêcher l’accès au village. Le poste électrique et le central téléphonique sont intacts, mais les câbles ont besoin de réparation.

c) Copie du procès-verbal des délibérations de la Grande Assemblée nationale de Turquie portant sur le projet " retour au village et réinstallation "

39. En réponse à une question portant sur le contenu du projet " retour au village et réinstallation " ainsi que sur son coût et sur le montant des crédits qui lui seraient affectés pour l’année 2000, le ministre d’Etat chargé à l’époque de la direction générale de l’assistance aux villages a notamment déclaré, lors de la séance parlementaire du 25 janvier 2000, que :

" Ce projet a[vait] pour objectif la réinstallation des populations qui [avaient] fui les villages, les hameaux ou les bourgades de l’Est et du Sud-Est de la Turquie ou qui en [avaient] été expulsées. Il vis[ait] également à revitaliser ces zones de peuplement en permettant le retour des personnes qui en [étaient] originaires. La ligne budgétaire consacrée au département de Bingöl pour l’année 1999 s’élev[ait] à 76 milliards de livres turques. Ces fonds pour[aient] aussi être utilisés en 2000. Les crédits disponibles pour le projet sur l’année 2000, arrêtés par la Direction nationale de l’aménagement du territoire [Devlet Planlama Teskilati], [étaient] affectés au budget du ministère de l’Intérieur. La mise en œuvre de ce programme incomb[ait] à la direction générale de l’assistance aux villages. "

40. Lors de la séance parlementaire du 29 juin 2001, M. Rüstü Kazim Yücelen – alors ministre de l’Intérieur – présenta un rapport sur le projet “ retour au village et réinstallation ”. Il déclara que le projet en question était en cours d’exécution dans l’Est et le Sud-Est de l’Anatolie et que les crédits inscrits au budget étaient suffisants pour les onze départements soumis à l’état d’urgence. Le ministre souligna que le préfet responsable de l’état d’urgence avait pris l’initiative de faire distribuer du ciment, des pièces de métal et des briques aux personnes volontaires pour regagner leurs foyers. M. Yücelen indiqua que 16 784 personnes avaient retrouvé leurs maisons réparties dans 118 villages et 95 hameaux. Les investissements destinés à faciliter le rapatriement des villageois seraient affectés en priorité aux villages centraux qui fourniraient des prestations à des agglomérations de moindre importance de l’Est et du Sud-Est de la Turquie.

41. Lors de la séance parlementaire du 1er novembre 2001, M. Ahmet Nurettin Aydin, député du département de Siirt, affirma que près de trois millions de personnes avaient été déplacées contre leur gré et que leurs maisons avaient été détruites. Il salua toutefois la décision des autorités de lever l’embargo sur les denrées alimentaires qui frappait les habitants de l’Est et du Sud-Est de la Turquie. Il souligna que le rapatriement des populations concernées dans leurs foyers contribuerait grandement à l’amélioration de la situation économique de la Turquie. En réponse aux observations de M. Aydin, le ministre de l’Intérieur a communiqué des informations sur l’avancement du projet “ retour au village et réinstallation ”.

42. Les questions des personnes déplacées et de la mise en œuvre du projet “ retour au village et réinstallation ” figuraient à l’ordre du jour des débats parlementaires des 27 novembre 2000, 12 et 25 mars 2001, 4 novembre et 22 décembre 2003. M. Muharrem Dogan, député de Mardin, déclara lors de la séance du 22 décembre 2003 que, depuis 2000, les autorités avaient permis le rapatriement de soixante mille personnes dans les onze départements placés sous le régime de l’état d’urgence.

d) Rapport des 17-20 janvier 2003 de la Commission d’étude sur les droits de l’homme de la Grande Assemblée nationale de Turquie consacré au département de Tunceli

43. Un rapport sur l’évolution de la situation dans le département de Tunceli fut établi à la suite d’une visite sur les lieux effectuée par des représentants de la Commission d’étude sur les droits de l’homme. La commission releva notamment que quatre-vingts maisons avaient été construites dans la sous-préfecture de Hozat et attribuées à des personnes sans logis dans le cadre du projet " retour au village et réinstallation ". La commission recommanda d’accélérer la mise en œuvre de ce projet, d’autoriser les villageois à regagner leurs foyers et d’accorder une aide économique aux candidats au retour.

e) Copie de documents relatifs à des réunions ayant rassemblé des représentants du gouvernement turc, de l’Union européenne et de l’Organisation des Nations unies au Secrétariat général pour l’Union européenne

44. Des représentants du gouvernement turc, de l’Union européenne et de l’Organisation des Nations unies (ONU) se sont réunis les 17 décembre 2003 et 12 janvier 2004 au Secrétariat général pour l’Union européenne. Le problème des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays et le projet " retour au village et réinsertion " furent examinés par les participants. Ces deux réunions aboutirent à la constitution d’un groupe de travail technique qui consacra trois séances à l’examen de diverses questions connexes.

f) Note d’information sur le projet " retour au village et réinstallation "

45. La note d’information dont il s’agit, établie en décembre 2003 par la présidence du comité pour la recherche, la planification et la coordination (organisme relevant du ministère de l’Intérieur), rappelle le contenu du projet et précise les actions auxquelles il a donné lieu, les principes sur lesquels il se fonde, les investissements réalisés ainsi que les aides accordées à ce titre. Il ressort des passages pertinents de ce document que, selon les données disponibles en octobre 2003, 24 908 personnes avaient quitté Tunceli et que les autorités avaient autorisé le rapatriement de 4 273 des 5 093 personnes qui en avaient fait la demande. Les autorités avaient apporté pour ce département une assistance financière de 16 852 800 000 livres turques (TRL) et accordé une aide matérielle se chiffrant à 2 585 934 163 964 TRL.

g) Plan d’urgence pour la mise en œuvre du projet " retour au village et réinstallation "

46. Le plan mentionné ci-dessus, qui émane de la Direction du développement de l’Anatolie du Sud-Est (organisme rattaché au cabinet du premier ministre), contient des informations sur les mesures prises par les autorités pour la réinstallation de personnes déplacées à Diyarbakir, Sirnak, Batman, Siirt et Mardin.

h) Sous-projet du plan de développement régional pour l’application du projet " retour au village et réinstallation "

47. Le sous-projet en question, élaboré par la Direction du développement de l’Anatolie du Sud-Est (organisme rattaché au cabinet du premier ministre), vise à permettre le retour rapide des personnes déplacées dans leurs communes d’origine, à mieux utiliser les ressources économiques et à prévenir toute difficulté susceptible de se présenter dans la fourniture de prestations aux intéressés. Il définit les principes directeurs de la mise en œuvre du projet " retour au village et réinstallation ".

i) Document d’information sur les crédits distribués dans le cadre du projet " retour au village et réinstallation "

48. Ce document d’information indique qu’entre 2000 et 2003, les départements de Diyarbakir, Sirnak, Batman, Mardin et Siirt ont bénéficié d’une aide financière d’un montant total de 10 687 063 000 000 TRL (soit 6 646 717,65 euros (EUR)) dans le cadre du projet “ retour au village et réinstallation ”. Il précise en outre que 2 269 milliards de TRL (1 410 926,48 EUR) leur ont été affectés au titre de l’année 2004.

j) Copie de décisions rendues par le tribunal administratif de Malatya et le Conseil d’Etat

49. Saisi par M. Hasan Yavuz qui se plaignait d’avoir été contraint de fuir son village en raison d’actes terroristes, de ne pas avoir pu y retourner depuis 1994 pour des raisons de sécurité et d’avoir subi un préjudice du fait de l’impossibilité d’utiliser ses biens, le tribunal administratif de Malatya lui accorda une indemnisation (décision no 2000/239 rendue le 7 mars 2000 en l’affaire no 1998/1226). Se fondant sur le " principe du risque social ", la juridiction administrative estima que le préjudice subi par le demandeur devait être réparé sans qu’il fût nécessaire d’établir l’existence d’un " lien de causalité " et que l’indemnisation devait être mise à la charge de l’ensemble de la société dans la mesure où les autorités administratives avaient manqué à leur devoir de prévenir les actes terroristes en question.

50. Au soutien d’un pourvoi formé devant le Conseil d’Etat (décision no 2000/5120 rendue le 11 octobre 2000 en l’affaire no 1999/2162) contre une décision du tribunal administratif de Erzurum, M. Ömer Akakus allégua que le terrorisme et l’insécurité l’avaient contraint à abandonner son village situé dans le département de Agri et se plaignit du préjudice résultant de son incapacité à disposer de ses biens depuis 1993.

Le Conseil d’Etat fit droit à sa requête et cassa le jugement de première instance. Ayant relevé que l’auteur du pourvoi avait quitté son village en raison d’actes de terrorisme et non à la demande ou sur les ordres des autorités administratives, la haute juridiction estima que l’administration devait assumer la responsabilité du préjudice subi par l’intéressé dans la mesure où elle avait manqué à son devoir de prévenir pareils incidents et de maintenir la sécurité bien que le dommage ne pût lui être imputé à faute et que le " lien de causalité " fît en l’espèce défaut.

k) Formulaire de demande de rapatriement au village

51. Le Gouvernement a produit une copie du formulaire de demande de rapatriement au village rempli par M. Kazim Balik, l’un des requérants. Ce document comporte des informations relatives à l’identité de l’intéressé, sa situation familiale, son niveau d’études, la commune qu’il a quittée, celle dans laquelle il souhaite se réinstaller ainsi qu’une question concernant les dommages éventuels qu’il aurait subis en rapport avec le terrorisme et les circonstances dans lesquelles ceux-ci seraient survenus.

Dans le formulaire déposé à la sous-préfecture de Hozat, M. Kazim Balik a déclaré vouloir retourner à Boydas, qu’il avait fui en raison du terrorisme. Il a en outre indiqué que sa maison avait été incendiée, que ses champs avaient été ravagés et que son souhait de regagner Boydas était motivé par des difficultés économiques. Un certain A.A. a rempli un questionnaire analogue.

l) Documents relatifs aux aides apportées à certains des requérants et à leurs concitoyens

52. Il ressort de documents émanant du Fonds d’aide sociale et de solidarité que deux des requérants – MM. Kazim Balik et Müslüm Yilmaz – ont bénéficié entre 1994 et 2003 d’une assistance financière et d’un soutien matériel sous la forme de denrées alimentaires, de médicaments et de combustibles. Les aides accordées aux intéressés s’élèvent respectivement à 646 913 300 et 3 589 500 TRL.

M. Ali Riza Dogan a lui aussi sollicité une aide que les autorités n’ont pu lui fournir car il était en déplacement.

D’autres documents montrent qu’un certain nombre d’habitants de la sous-préfecture de Hozat ont reçu des ruches, des moutons et des bovins qui devaient leur permettre de se procurer des revenus.

m) Extraits de registres des naissances

53. Les extraits en question fournissent des informations détaillées sur la situation personnelle de chacun des requérants.

n) Formulaire de renseignements personnels à l’usage des habitants de Tunceli ayant introduit une requête auprès de la Cour européenne

54. Le Gouvernement a produit pour chacun des requérants un document intitulé " formulaire de renseignements personnels à l’usage des habitants de Tunceli ayant introduit une requête auprès de la Cour européenne ". Ces pièces comportent des informations détaillées sur la situation personnelle des intéressés, notamment le nom de leur père, leur date de naissance, leur commune, le montant des revenus figurant sur leurs déclarations fiscales des années 1994 et 1998 ainsi que les biens immobiliers sur lesquels ils possèdent un titre de propriété.

E. Documents internationaux pertinents

1. Rapport de la Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie sur la situation humanitaire de la population déplacée kurde en Turquie adopté par la Recommandation 1563 (2002) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

55. Le rapporteur de la Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, M. John Connor, a effectué en Turquie du 8 au 12 octobre 2001 une visite d’observation ayant pour objet la " situation humanitaire de la population déplacée kurde en Turquie ". Pour établir son rapport, M. Connor s’est fondé sur diverses sources, notamment sur des données recueillies au cours de sa visite, sur des déclarations officielles émanant des autorités turques et sur des informations communiquées par des organisations non gouvernementales locales ou internationales ainsi que par des institutions internationales gouvernementales.

56. Le rapport en question signale l’existence d’une controverse relative au nombre de personnes déplacées. Selon le chiffre officiel des autorités turques, les " personnes évacuées " de 3 165 villages étaient au nombre de 378 000 à la fin de 1999 tandis que des estimations crédibles émanant de sources internationales avancent que le nombre de personnes ayant fui les affrontements dans le Sud-Est de la Turquie était compris entre 400 000 et un million en décembre 2000. Quant aux causes de ces déplacements, les autorités turques soutenaient qu’ils n’étaient pas uniquement motivés par la violence régnant dans cette région et que ces " migrations " s’expliquaient en partie par des facteurs économiques. Tout en considérant que les déplacements internes avaient pour origine le conflit qui sévissait dans la région, le rapport corrobore la thèse du gouvernement turc mais souligne qu’il est incontestable que parmi les personnes déplacées ou ayant émigré vers les villes, nombreuses sont celles qui se sont trouvées prises entre les feux croisés des belligérants, d’une part celui des forces de sécurité turques qui prenaient pour cible les villages soupçonnés de soutenir le PKK et, d’autre part, celui du PKK dont les partisans assassinaient les habitants des communes qui " collaboraient " avec les autorités gouvernementales (c’est-à-dire ceux qui appartenaient au système des gardes villageois) ou refusaient de lui venir en aide. Ce cercle vicieux de violence avait obligé beaucoup d’habitants à fuir leurs foyers.

57. M. Connor précise que le gouvernement turc n’a pas fourni d’aide d’urgence aux personnes déplacées contre leur gré dans la région du Sud-Est, notamment à celles dont la fuite a été causée directement par les agissements des forces de sécurité. Le rapporteur souligne les carences du Gouvernement en ce qui concerne la fourniture d’infrastructures sanitaires, de logements, de soins médicaux et d’emplois aux populations concernées.

58. Evoquant les perspectives d’avenir, M. Connor relève que le gouvernement turc a commencé à élaborer des projets de rapatriement et de réinstallation dès 1994 mais que les premiers retours n’ont eu lieu qu’en 1997 en raison des problèmes sécuritaires qui ont persisté dans la région jusqu’à cette époque. Malgré d’évidents progrès, la sécurité reste la préoccupation essentielle qui conditionne les retours de grande ampleur. D’une part, les autorités hésitent à permettre un mouvement de réintégration massif, de crainte que les militants du PKK ne reviennent dans la région. C’est pourquoi elles examinent de près toutes les demandes (de rapatriement) et n’autorisent le retour que dans certaines zones. D’autre part, les personnes déplacées sont pour la plupart dans l’incapacité de retourner chez elles sans une aide financière ou matérielle de l’Etat et sont parfois réticentes à le faire parce que le souvenir des atrocités commises est encore frais dans leur mémoire. Le projet relatif au Sud-Est de l’Anatolie (GAP) – un programme de développement d’ensemble destiné à éliminer les disparités entre cette région et les autres parties du pays – a pourtant permis de financer un certain nombre d’initiatives pour le retour et la réinstallation des personnes déplacées. L’une de ces initiatives, baptisée " projet de petites agglomérations ", a permis à 4 000 déplacés de revenir dans leur région grâce à la construction de villages centralisés. Selon les chiffres officiels, environ 28 000 personnes étaient rentrées dans quelque 200 villages depuis le début des retours jusqu’en juillet 2001. Cela étant, certaines organisations de défense des droits de l’homme critiquent les efforts du gouvernement en raison de la présence d’une question relative au motif du départ dans les formulaires de candidature au rapatriement. Elles affirment à cet égard que les autorisations de réinstallation ne sont accordées que si les intéressés indiquent que leur fuite a été motivée par les agissements du PKK. Il a en outre été signalé que l’autorisation de retour n’est donnée que pour les communes où s’applique le système des gardes villageois.

59. En conclusion de son rapport, M. Connor note avec satisfaction que des progrès ont été accomplis dans la situation humanitaire de la région, en comparaison avec les faits exposés dans le précédent rapport de la Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie, mais indique que la sécurité totale des rapatriements massifs et l’adoption de mesures de relance de l’économie restent des objectifs à atteindre. Les recommandations formulées par le rapporteur à l’endroit du gouvernement turc sur diverses questions ont servi de base à la Recommandation 1563 (2002) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

2. Recommandation 1563 (2002) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la " Situation humanitaire de la population déplacée kurde en Turquie "

60. Le 29 mai 2002, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation 1563 (2002) sur la " Situation humanitaire de la population déplacée kurde en Turquie ". Elle a instamment invité la Turquie à prendre les mesures suivantes : 3. Rapport du représentant du Secrétaire général chargé de la question des personnes déplacées dans leur propre pays, M. Francis Deng, présenté au Conseil économique et social de l’ONU, Commission des droits de l’homme, 59e session, 27 novembre 2002

61. A l’invitation du gouvernement turc, le représentant du Secrétaire général de l’ONU chargé de la question des personnes déplacées dans leur propre pays, M. Francis Deng, a effectué une visite en Turquie du 27 au 31 mai 2002. Sa mission avait pour objectifs d’obtenir des renseignements de première main sur la situation des personnes déplacées dans le pays et d’engager un dialogue avec le gouvernement, les organismes internationaux, les organisations non gouvernementales et les représentants des pays donateurs. Le rapport établi par M. Francis Deng à l’issue de cette visite fut présenté à la Commission des droits de l’homme de l’ONU.

62. M. Deng a indiqué que les chiffres avancés pour évaluer le nombre des déplacés oscillaient entre 378 000 et 4,5 millions de personnes, dont la plupart étaient kurdes. En ce qui concerne la cause des exodes observés en Turquie, le représentant a estimé qu’ils étaient principalement dus aux affrontements armés, aux actes de violence et aux atteintes aux droits de l’homme qui avaient cours dans le Sud-Est du pays. A l’instar du rapporteur du Conseil de l’Europe, M. Deng a souscrit à la thèse du gouvernement selon laquelle des facteurs économiques expliquaient en partie pareils mouvements de population.

63. M. Deng a indiqué que la majorité des personnes déplacées avaient émigré dans les capitales provinciales où elles vivaient dans une extrême pauvreté, manquant de chauffage, d’installations sanitaires, d’infrastructures, de logements et de services éducatifs. Il a observé que ces personnes étaient contraintes de rechercher un emploi dans des villes et des centres urbains surpeuplés qui connaissaient des taux de chômage qualifiés de " désastreux ". Selon lui, la principale préoccupation des représentants du gouvernement consistait à expliquer les initiatives prises par les autorités en vue du retour et de la réinstallation des personnes déplacées. Le représentant a relevé une tendance des autorités à passer sous silence la situation où se trouvaient alors les populations concernées. Il a précisé que les difficultés auxquelles étaient confrontés les déplacés ne leur étaient pas propres dans la mesure où elles touchaient l’ensemble des habitants du Sud-Est de la Turquie.

64. Relativement aux démarches engagées en vue du rapatriement et du réétablissement des populations concernées, M. Deng a d’abord évoqué le projet " retour au village et réinstallation " dont le gouvernement turc avait annoncé la mise en place en 1999. Le représentant a mentionné les points positifs de ce programme – au nombre desquels figuraient l’étude de faisabilité préalable à son élaboration ainsi que le caractère volontaire des retours et des réinstallations – tout en formulant les réserves que lui inspiraient certains de ses aspects. Il a indiqué que les personnes concernées et les organisations non gouvernementales chargées de la défense de leurs intérêts risquaient de ne pas être suffisamment consultées. Il s’est aussi fait l’écho des inquiétudes suscitées par le projet de réinstaller les personnes déplacées dans des zones de peuplement centralisées créées à cet effet plutôt que dans leur habitat traditionnel organisé en bourgades (hameaux) disséminées autour d’une agglomération plus importante (village). Tout en reconnaissant la légitimité de cette politique dont l’objectif était de rétablir la sécurité dans la région en incitant les populations concernées à se regrouper dans des centres urbains, M. Deng a souligné que les autorités devaient consulter les intéressés. Il a en outre évoqué deux autres sources de préoccupation tenant, d’une part, à l’absence de données de base pouvant aider à apprécier précisément la situation des personnes déplacées et, d’autre part, à l’échec de la mise en œuvre du projet.

65. En ce qui concerne les initiatives visant au rapatriement et au rétablissement prises en marge du projet " retour au village et réinstallation ", le représentant a estimé qu’il n’existait pas suffisamment d’informations quant aux populations auxquelles elles s’adressaient et aux rapports exacts qu’elles avaient les unes avec les autres.

66. Relativement aux obstacles entravant le rapatriement des personnes déplacées, M. Deng a évoqué la pratique consistant à exiger des intéressés qu’ils renoncent à agir contre l’Etat en réparation de leurs préjudices. Il a relevé que les représentants du gouvernement niaient l’insertion d’une clause de renonciation à recours dans les formulaires destinés aux candidats au retour. Il a en outre obtenu des renseignements sur ces documents qui comprenaient une question portant sur le motif des départs des villages. Selon ces informations, seules les personnes qui indiquaient que leur fuite avait été motivée par le terrorisme se voyaient autorisées à rentrer chez elles. Le représentant a de surcroît fait état d’allégations selon lesquelles les retours n’étaient permis que dans les communes où le système des gardes villageois était appliqué. Il a enfin observé que les mines antipersonnel constituaient une menace pour ceux qui souhaitaient regagner leur commune d’origine dans le Sud-Est de la Turquie.

67. Les passages pertinents des recommandations formulées par le représentant du Secrétaire général des Nations unies chargé de la question des personnes déplacées dans leur propre pays peuvent se résumer comme suit : II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

68. L’article 125 de la Constitution énonce :

" Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel (...)

L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. "

69. La disposition précitée ne souffre aucune restriction, même en cas d’état d’exception ou de guerre. Son second alinéa ne requiert pas forcément d’apporter la preuve de l’existence d’une faute de l’administration, dont l’obligation de réparation, fondée sur une notion de responsabilité collective appelée théorie du " risque social ", revêt un caractère absolu et objectif. L’administration est donc tenue d’indemniser quiconque est victime d’un préjudice résultant d’actes commis par des personnes non identifiées ou des terroristes dès lors que l’on peut dire que l’Etat a manqué à son devoir de maintenir l’ordre et la sûreté publique, ou à son obligation de protéger la vie ou les biens des individus.

70. Le principe de la responsabilité administrative est également énoncé dans l’article 1 additionnel à la loi no 2935 du 25 octobre 1983 sur l’état d’urgence, ainsi libellé :

" (...) les actions en réparation contre l’administration en rapport avec l’exercice des pouvoirs conférés par la (...) loi doivent être portées devant les juridictions administratives. "

B. La responsabilité pénale

71. Le code pénal érige en infraction le fait : 72. En vertu des articles 151 et 153 du code de procédure pénale, il est possible, pour ces différentes infractions, de porter plainte auprès du procureur de la République ou des autorités administratives locales. Le procureur et la police sont tenus d’instruire les plaintes dont ils sont saisis, le premier décidant s’il y a lieu d’engager des poursuites, en application de l’article 148 dudit code. Un plaignant peut faire appel d’une décision de classement sans suite prise par le procureur.

73. En vertu des articles 86 et 87 du code de justice militaire, lorsque les auteurs présumés des actes dénoncés sont des militaires, ils peuvent être poursuivis pour préjudice important, et mise en danger de la vie d’autrui ou atteinte à des biens matériels, s’ils n’ont pas obéi aux ordres. Dans ces circonstances, les personnes lésées (civiles) peuvent engager des poursuites devant l’autorité compétente en vertu du code de procédure pénale, ou devant le supérieur hiérarchique des personnes soupçonnées (articles 93 et 95 de la loi no 353 sur la composition et la procédure des juridictions militaires).

74. Si l’auteur présumé d’une infraction est un agent de l’Etat, l’autorisation d’engager des poursuites doit être délivrée par le conseil administratif local (le comité exécutif de l’assemblée provinciale). Les décisions des conseils administratifs locaux sont susceptibles de recours devant le Conseil d’Etat ; les classements sans suite lui sont déférés d’office.

C. Dispositions relatives à l’indemnisation et à la procédure administrative

75. Tout acte illégal commis par un fonctionnaire, qu’il s’agisse d’une infraction pénale ou d’un délit civil, causant un dommage matériel ou moral peut donner lieu à une action en réparation devant les juridictions civiles de droit commun.

76. En vertu de l’article 13 du code de procédure des juridictions administratives (loi no 2577 du 6 janvier 1982), les personnes lésées par un acte illégal de l’administration peuvent exercer à son encontre une action en réparation dans le délai d’un an à compter du jour où elles ont eu connaissance de l’acte en question et, en tout état de cause, dans le délai de cinq ans à compter de sa commission. La procédure devant les tribunaux administratifs est écrite.

77. Les dommages résultant d’actes terroristes peuvent être indemnisés par le Fonds d’aide sociale et de solidarité.

78. Les personnes ayant subi un dommage du fait d’un acte pris par une autorité administrative peuvent demander au supérieur hiérarchique de celle-ci l’annulation de l’acte litigieux, son retrait ou sa réformation (article 11 du code de procédure des juridictions administratives). Le défaut de réponse de l’administration à pareille requête dans un délai de soixante jours est considéré comme une décision implicite de rejet (article 10, ibidem). Les intéressés peuvent alors exercer devant les juridictions administratives une action en annulation de l’acte litigieux et en réparation de leur préjudice (article 12, ibidem).

D. La région soumise à l’état d’urgence

79. La préfecture de la région soumise à l’état d’urgence, dotée de pouvoirs d’exception, fut établie à la suite de l’abrogation de l’état de siège, le 19 juillet 1987, par le décret-loi no 285 du 10 juillet 1987. L’état d’urgence fut décrété dans les départements de Bingöl, Diyarbakir, Elazig, Hakkari, Mardin, Siirt, Tunceli et Van. Il fut instauré le 19 mars 1994 dans le département de Bitlis et abrogé dans celui d’Elazig. Il fut levé le 2 octobre 1997 dans les départements de Batman, Bingöl et Bitlis, le 30 juillet 2000 dans le département de Van, le 1er août 2002 dans ceux de Tunceli et Hakkari, le 30 novembre 2002 dans les départements de Diyarbakir et Sirnak.

80. En application de l’article 13 de la loi no 2935 du 25 octobre 1983 sur l’état d’urgence, des comités et des bureaux furent mis en place dans la région soumise à l’état d’urgence avec mission de contrôler les incidents, d’appliquer et d’évaluer les mesures prises par les autorités ainsi que de formuler des propositions à cet égard. Les bureaux chargés des questions d’état d’urgence sont établis dans les départements et les sous-préfectures où leur implantation est jugée nécessaire par le préfet de la région soumise à l’état d’urgence ainsi que dans les départements où ce régime d’exception est décrété. Ces bureaux sont présidés, dans les départements, par les préfets ou leurs adjoints et, dans les sous-préfectures, par les sous-préfets.

L’article 14 de cette loi autorise le préfet de la région soumise à l’état d’urgence à déléguer aux préfets des départements de la région en question tout ou partie des obligations et des attributions qui lui ont été conférées.

1. Les pouvoirs du préfet de la région soumise à l’état d’urgence

81. Des décrets pris en application de la loi no 2935 sur l’état d’urgence – notamment le décret-loi no 285 du 10 juillet 1987, tel qu’amendé par les décrets-lois nos 424 et 425 du 9 mai 1990, ainsi que le décret-loi no 430 du 16 décembre 1990 – confèrent de larges pouvoirs au préfet de la région soumise à l’état d’urgence (Olaganüstü Hal Bölge Valisi).

82. L’article 4 h) du décret-loi no 285 l’autorise à ordonner l’évacuation temporaire ou définitive de villages. L’article 1 b) du décret-loi no 430 lui permet en outre d’imposer des restrictions quant à la résidence et d’organiser des transferts de population vers d’autres régions.

2. Le contrôle juridictionnel des décrets-lois relatifs à l’état d’urgence et des mesures prises par le préfet de la région soumise à l’état d’urgence

a) Le contrôle de constitutionnalité des décrets-lois relatifs à l’état d’urgence

83. La partie pertinente de l’article 148 § 1 de la Constitution est ainsi libellée :

" (...) les décrets-lois adoptés pendant l’état d’urgence, l’état de siège ou la guerre ne sont susceptibles d’aucun recours fondé sur des motifs de forme ou de fond devant la Cour constitutionnelle. "

b) Le contrôle juridictionnel des mesures prises par le préfet de la région soumise à l’état d’urgence et le régime des poursuites dirigées contre les membres des forces de sécurité

84. L’article 7 du décret-loi no 285, tel que modifié par le décret-loi no 425, dispose qu’un acte administratif pris sur le fondement du décret-loi no 285 ne peut faire l’objet d’aucun recours en annulation devant les tribunaux administratifs.

85. L’article 8 du décret-loi no 430 se lit ainsi :

" La responsabilité pénale, financière ou juridique du préfet de la région soumise à l’état d’urgence ou des préfets des départements compris dans cette région ne saurait être engagée pour les décisions ou actes pris dans l’exercice des pouvoirs que le présent décret-loi confère à ces autorités, et aucune autorité judiciaire ne saurait être saisie à cette fin. Cette disposition ne porte pas atteinte au droit des personnes de demander à l’Etat réparation des dommages qu’elles ont injustement subis. "

86. Le procureur n’est pas compétent en matière d’infractions imputées à des membres des forces de sécurité dans la région soumise à l’état d’urgence. Le décret-loi no 285 prévoit en son article 4 § 1 que toutes les forces de sécurité placées sous le commandement du préfet de région relèvent, pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, de la loi de 1914 relative aux poursuites visant les fonctionnaires. Ainsi le procureur qui reçoit une plainte dénonçant un acte délictueux commis par un membre des forces de sécurité a-t-il l’obligation de décliner sa compétence et de transférer le dossier aux conseils administratifs. Ces conseils sont composés de fonctionnaires et présidés par le gouverneur. Les décisions de classement sans suite qu’ils peuvent rendre sont déférées d’office au Conseil d’Etat. Une fois prise la décision de poursuivre, c’est au procureur qu’il incombe d’instruire l’affaire.

c) La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

87. Par une décision du 10 janvier 1991 publiée au Journal officiel du 5 mars 1992, la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur la constitutionnalité de l’article 7 du décret-loi no 285, tel que modifié par le décret-loi no 425, dans les termes suivants :

" Il est impossible de concilier cette disposition [qui interdit tout contrôle juridictionnel des actes émanant du préfet de la région soumise à l’état d’urgence] avec le principe de l’Etat de droit (...). Le régime de l’état d’urgence n’est pas un régime arbitraire échappant à tout contrôle juridictionnel. On ne peut douter que les actes individuels et réglementaires pris par les autorités compétentes dans le cadre de ce régime doivent être soumis à un contrôle juridictionnel. Le non-respect de ce principe ne saurait être toléré dans les pays dirigés par des institutions démocratiques où prévaut la liberté. Toutefois, l’article litigieux figure dans un décret-loi qui ne peut faire l’objet d’un contrôle constitutionnel (...). Dès lors, il y a lieu de déclarer irrecevable pour incompatibilité ratione materiae [yetkisizlik] le recours en annulation de la disposition attaquée (...) "

88. Quant à l’article 8 du décret-loi no 430, la Cour constitutionnelle, confirmant la jurisprudence exposée ci-dessus par deux décisions rendues les 3 juillet 1991 et 26 mai 1992 et publiées respectivement au Journal officiel du 8 mars 1992 et du 18 décembre 1993, a rejeté pour incompatibilité ratione materiae les recours en annulation formés contre cette disposition.

Revenant sur sa jurisprudence antérieure par une décision du 22 mai 2003, la Cour constitutionnelle a cependant annulé pour inconstitutionnalité l’article 7 du décret-loi no 285.

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITE

89. Les requérants se plaignent de leur expulsion forcée de leur village par les forces de sécurité et du refus des autorités de les laisser retourner chez eux. Ils invoquent les articles 1, 6, 7, 8, 13, 14 et 18 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1.

A. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement

90. A titre d’“ observation liminaire ”, le Gouvernement conteste la qualité de victime à neuf des requérants qui n’ont pas produit de titre établissant leur droit sur les biens dont ils se disent propriétaires à Boydas. Par ailleurs, arguant que les intéressés n’ont pas respecté la règle de l’épuisement des recours internes ni celle du délai de six mois prévues par l’article 35 § 1 de la Convention, le Gouvernement soulève une exception préliminaire quant à la compétence de la Cour.

1. Sur le défaut allégué de la qualité de victime des requérants

91. Le Gouvernement soutient que MM. Abdullah Dogan, Cemal Dogan, Ali Murat Dogan, Hidir Balik, Ihsan Balik, Kazim Balik, Mehmet Dogan, Hüseyin Dogan et Ali Riza Dogan (requêtes nos 8803, 8804, 8807, 8809, 8810, 8811, 8813, 8816 et 8819/02 respectivement) ne peuvent se prévaloir de la qualité de victime en ce qui concerne les griefs qu’ils formulent sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 dans la mesure où ils ne rapportent pas la preuve de leur droit sur les biens dont ils se prétendent propriétaires à Boydas.

92. Rejetant la thèse du Gouvernement, les intéressés avancent que le fait d’avoir vécu à Boydas et d’y avoir gagné leur vie jusqu’à leur expulsion en octobre 1994 leur confère la qualité de victime.

93. La Cour rappelle que par " victime " l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux (voir, mutatis mutandis, Groppera Radio AG et autres c. Suisse, arrêt du 28 mars 1990, série A no 173, p. 20, § 47). La Cour estime cependant que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement de ce chef pose des questions étroitement liées à celles suscitées par le grief que les intéressés formulent sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, et touchant à la détermination des droits de ceux-ci sur les biens litigieux ainsi qu’à l’ingérence alléguée dans leur droit au respect de ces biens. En conséquence, la Cour joint au fond de l’affaire l’exception préliminaire ayant trait à la qualité de victime des neuf requérants susmentionnés.

2. Sur l’inobservation alléguée de la règle de l’épuisement des voies de recours internes

94. Le Gouvernement affirme que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours que le droit turc leur offrait. Selon lui, les intéressés disposaient de recours administratifs, pénaux et civils propres à remédier à leurs griefs et à déboucher sur une indemnisation.

95. Le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu s’adresser aux juridictions administratives pour demander réparation selon la procédure prévue par la loi no 2577 (paragraphes 75-78 ci-dessus). Il précise à cet égard qu’il leur était loisible de déférer au tribunal administratif compétent la décision par laquelle les autorités locales avaient refusé leur rapatriement, pour en demander l’annulation. Ils auraient également pu solliciter devant cette juridiction réparation de leur préjudice. Le Gouvernement fait par ailleurs valoir que la demande formée par les intéressés en vue de se voir autoriser à accéder à leurs biens situés dans le village de Boydas avait en l’espèce été rejetée par les autorités locales – en l’occurrence le sous-préfet de Hozat et le préfet de Tunceli – et non par le préfet de la région soumise à l’état d’urgence. S’appuyant sur une abondante jurisprudence, le Gouvernement souligne que les juridictions administratives accordent des indemnisations dans des hypothèses –analogues à la présente espèce – où est en cause l’impossibilité pour les justiciables d’accéder à leurs biens en raison de l’insécurité régnant dans la région (paragraphes 49 et 50 ci-dessus). En pareils cas, les tribunaux administratifs, se fondant sur la théorie du " risque social " selon laquelle il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité entre le fait dommageable et les pertes subies, décident que les préjudices résultant des actes terroristes doivent être supportés par l’ensemble de la société conformément aux principes de " justice " et d’" Etat social ".

96. Le Gouvernement fait valoir que s’ils s’étaient produits, les actes dénoncés devant la Cour par les requérants auraient bien été condamnables en droit pénal turc (paragraphes 71-74 ci-dessus). Dans cette hypothèse, les intéressés auraient pu agir sur le plan pénal en portant plainte auprès du parquet général sur le fondement des articles 151, 152 et 153 du code de procédure pénale.

97. Le Gouvernement relève à titre subsidiaire qu’il était aussi loisible aux requérants d’exercer une action au civil devant les tribunaux civils de paix (sulh hukuk mahkemesi) aux fins de faire constater leur préjudice puis de demander réparation des dommages résultant d’actes illégaux.

98. Les intéressés soutiennent que les recours administratifs, pénaux et civils évoqués par le Gouvernement ne sont pas effectifs et qu’ils n’offrent aucune perspective de succès. A l’appui de cette thèse, ils invoquent les arguments exposés ci-dessous.

99. Les requérants affirment en premier lieu que ni les demandes tendant à l’annulation des décisions de l’administration ni les actions indemnitaires formées contre l’Etat ne sont des recours effectifs lorsqu’elles se rapportent à la région soumise à l’état d’urgence. Ils relèvent à cet égard que l’article 7 du décret-loi no 285 exclut tout recours en annulation des actes pris par l’administration sur le fondement de ce décret devant les tribunaux administratifs (paragraphe 84 ci-dessus). De ce fait, toutes les actions prétendument ouvertes aux requérants en vue de l’annulation de la décision des autorités de la région soumise à l’état d’urgence de restreindre l’accès aux villages étaient vouées à l’échec. A ce jour, aucun recours administratif gracieux ou contentieux mettant en cause la responsabilité des forces de sécurité n’a eu la moindre chance d’aboutir.

100. Les requérants soutiennent en outre que le respect du droit pénal n’est pas imposé aux forces de sécurité et que les autorités n’ont pas appliqué le code pénal en l’espèce. S’appuyant sur les conclusions auxquelles la Cour est parvenue en l’affaire Akdivar et autres c. Turquie (arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1204, § 41), les intéressés affirment que les plaintes pénales dirigées contre des agents de l’Etat donnent lieu à l’application de la loi relative aux poursuites visant les fonctionnaires. L’impunité des forces de sécurité présentes dans la région soumise à l’état d’urgence sort renforcée de cette procédure qui manque d’indépendance et de crédibilité. Se référant à la Résolution ResDH(2002)98 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, les intéressés allèguent que la situation juridique prévalant dans la région soumise à l’état d’urgence n’avait connu aucune évolution à l’époque où ils se sont adressés aux autorités (paragraphe 36 ci-dessus).

101. En ce qui concerne les voies de recours ouvertes en matière civile, les intéressés soutiennent qu’aucune action en réparation formée contre l’Etat n’a de chances d’aboutir en l’absence d’un jugement pénal concluant à la commission d’une infraction. Mais pour que soit rendue une décision en matière pénale, encore faut-il qu’il y ait eu auparavant une enquête suivie d’une instruction. Or aucune investigation n’a été menée sur les faits dénoncés. Les requérants affirment par ailleurs qu’à l’époque pertinente les autorités de poursuite n’étaient pas en mesure de diligenter une enquête sur les allégations de destruction de biens et d’expulsion de villages en raison de l’insécurité qui régnait dans la région (paragraphe 30 ci-dessus). Au vu de ce qui vient d’être exposé, les intéressés invitent la Cour à rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

102. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose au requérant l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de son pays. Les Etats n’ont donc pas à répondre de leurs actes devant la Cour européenne avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Cette règle se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu’un recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible de redresser la situation dont le requérant tire grief et présentait des perspectives raisonnables de succès. Une fois cela démontré, il revient en revanche au requérant d’établir soit que le recours évoqué par le Gouvernement a bien été employé, soit que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, soit encore que, en raison de circonstances particulières, il n’avait pas à être exercé (Akdivar et autres, précité, pp. 1210-1211, §§ 65-69, et Mentes et autres c. Turquie, arrêt du 28 novembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2706, § 57).

103. La Cour note que le droit turc prévoit des recours administratifs, civils et pénaux contre les actes illicites imputables à l’Etat ou ses agents.

104. Cependant, en ce qui concerne la procédure devant la juridiction administrative prévue par la loi no 2577, la Cour constate que le droit turc n’offrait à l’époque pertinente aucun recours en annulation des décisions ou des mesures prises par le préfet de la région soumise à l’état d’urgence (voir les paragraphes 81-86 ci-dessus et l’arrêt Çetin et autres c. Turquie, nos 40153/98 et 40160/98, § 38, 13 février 2003). En outre, que les restrictions contestées par les requérants aient été imposées par le sous-préfet de Hozat ou par le bureau chargé des questions d’état d’urgence rattaché à la préfecture de Tunceli ne change rien en l’espèce. La Cour relève à cet égard que selon les règles de l’état d’urgence alors en vigueur, le préfet de la région où ce régime d’exception était instauré était le supérieur hiérarchique de ces deux autorités qui exerçaient les pouvoirs qu’il leur avait délégués et qui mettaient en œuvre ses décisions (paragraphe 80 ci-dessus). A la lumière de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime qu’il est compréhensible que les requérants se soient imaginés, au vu des réponses négatives que leur ont opposées les autorités locales investies des pouvoirs d’urgence, qu’il était vain de chercher à obtenir gain de cause devant les tribunaux administratifs (voir, mutatis mutandis, Selçuk et Asker c. Turquie, arrêt du 24 avril 1998, Recueil 1998-II, p. 908, § 70). Le sentiment de détresse et de vulnérabilité qu’ont éprouvé les intéressés du fait de leur déplacement est aussi un élément à prendre en considération dans ce contexte.

105. La Cour note par ailleurs que le Gouvernement se réfère à des affaires où les juridictions administratives ont accordé des indemnisations à des justiciables qui les avaient saisies en invoquant les préjudices qu’ils avaient subis du fait de l’insécurité régnant dans la région soumise à l’état d’urgence et de l’impossibilité d’accéder à leurs biens (paragraphes 49 et 50 ci-dessus). Pareilles décisions illustrent sans conteste la possibilité réelle d’obtenir devant ces tribunaux réparation des atteintes aux personnes ou aux biens résultant de troubles ou de menées terroristes. Cependant, comme la Cour n’a cessé de le dire dans des cas analogues, il ne semble y avoir aucun exemple d’indemnisation accordée à des villageois qui se seraient plaints d’avoir été expulsés de leurs foyers ou d’avoir vu leurs biens délibérément détruits par des membres des forces de sécurité, ni de poursuites engagées contre ces derniers à la suite de telles allégations malgré l’ampleur des destructions et des évacuations de villages opérées dans la région soumise à l’état d’urgence (voir, mutatis mutandis, les arrêts Selçuk et Asker, précité, p. 908, § 68, et Gündem c. Turquie, 25 mai 1998, Recueil 1998-III, p. 1131, § 60). La Cour relève à cet égard que dans les affaires évoquées par le Gouvernement, les tribunaux administratifs ont accordé des indemnisations sur le fondement de la théorie du risque social qui s’applique sans qu’il faille établir l’existence d’une faute. L’action de droit administratif se présente donc dans le système juridique turc comme un recours fondé sur la responsabilité objective de l’Etat, notamment du fait des actes illicites de ses agents, dont l’identification – par définition – n’est pas un préalable à l’exercice de cette voie de droit.

106. La Cour observe cependant que lorsqu’un individu formule un grief défendable selon lequel il a été expulsé de force et ses biens ont été détruits dans des conditions engageant la responsabilité de l’Etat, la notion de " recours effectif " au sens de l’article 13 de la Convention implique, outre le versement d’une indemnité le cas échéant, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (Mentes et autres, précité, pp. 2715-2716, § 89). En effet, si un recours fondé sur la responsabilité objective de l’Etat passait pour une voie de droit devant être épuisée au titre de griefs soulevés sur le terrain de l’article 8 de la Convention ou de l’article 1 du Protocole no 1, l’obligation qu’a l’Etat de rechercher les auteurs de violations aussi graves pourrait s’en trouver annihilée.

107. Quant à l’action civile en réparation de dommages résultant d’actes illicites ou de voies de fait de la part d’agents de l’Etat, la Cour rappelle que l’exercice de pareil recours exige, outre l’établissement par l’intéressé d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice subi, l’identification par celui-ci de l’auteur présumé de la faute en question (Yasa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2431, § 73). Or, en l’espèce, les responsables de l’expulsion des requérants de leur village demeurent inconnus.

108. La Cour considère dès lors qu’un recours devant les juridictions administratives ou civiles ne peut passer pour adéquat et effectif en ce qui concerne les griefs des requérants, car elle n’est pas convaincue qu’une telle procédure permette de statuer sur l’allégation selon laquelle les intéressés ont été expulsés de leur village par les membres des forces de sécurité.

Elle souligne en outre que les requérants se plaignent essentiellement d’avoir été déplacés de force ainsi que de ne pouvoir regagner leurs foyers dans le village de Boydas, et non de ne pas avoir obtenu une indemnisation des autorités.

109. La Cour estime enfin qu’une plainte auprès du parquet général pourrait en principe remédier au type de violations dont se plaignent les intéressés. Toutefois, le procureur qui reçoit une plainte dénonçant un acte délictueux dont l’auteur présumé est un membre des forces de sécurité a l’obligation de décliner sa compétence et de transmettre le dossier au conseil administratif compétent (paragraphe 86 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard qu’elle a déjà jugé dans un certain nombre d’affaires que les investigations menées par cette autorité ne sauraient passer pour indépendantes dans la mesure où elle se compose de fonctionnaires hiérarchiquement subordonnés au préfet et d’un responsable militaire lié aux forces de sécurité visées par les enquêtes en question (arrêts Ipek c. Turquie, no 25760/94, § 207, 17 février 2004, Yöyler c. Turquie, no 26973/95, § 93, 24 juillet 2003, et Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1732-1733, § 80). La Cour relève à ce sujet que les requérants ont adressé à diverses autorités administratives plusieurs demandes par lesquelles ils se plaignaient d’avoir été expulsés de leurs villages par les forces de sécurité (paragraphes 15 et 29 ci-dessus). Ces démarches n’ont donné lieu ni à l’ouverture d’une enquête pénale ni à la moindre investigation sur les allégations des intéressés. La Cour considère par conséquent que ceux-ci n’étaient pas tenus de faire une nouvelle demande formelle à cet effet en portant plainte auprès du parquet général puisque pareille démarche n’aurait pas connu une issue différente.

110. Dans ces conditions, la Cour estime que le Gouvernement a manqué à son obligation de démontrer que les requérants disposaient d’un recours susceptible de remédier à la situation dont ils tirent grief sur le terrain de la Convention et présentant des perspectives raisonnables de succès.

En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

3. Sur l’inobservation alléguée du délai de six mois

111. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas respecté le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention puisqu’ils n’ont saisi les autorités qu’en 2001, alors que les incidents dont ils font état sont survenus en 1994. Selon lui, les incidents dont il est fait état ne revêtent pas un caractère continu. Les intéressés se seraient adressés aux instances nationales puis se seraient abstenus d’exercer les voies de droit décrites ci-dessus dans le seul but de relancer le délai de six mois qui avait expiré.

112. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement et disent avoir respecté le délai de six mois dans la mesure où les agissements dénoncés en l’espèce s’analysent en une situation continue. Ils arguënt qu’ils ont demandé de bonne foi et à plusieurs reprises aux autorités internes de remédier à la situation dont ils tiraient grief sur le terrain de la Convention. Ils affirment n’avoir décidé de saisir la Cour qu’après avoir longtemps attendu, en vain, que les autorités leur offrent un recours adéquat et effectif.

113. La Cour rappelle qu’en l’absence de recours ou lorsque les voies de droit disponibles sont considérées comme inopérantes, le délai de six mois commence en principe à courir à partir de la date à laquelle l’acte contesté a été réalisé. Des considérations spéciales pourraient trouver à s’appliquer dans des cas exceptionnels où le requérant aurait d’abord exercé un recours interne et aurait pris conscience, ou aurait dû prendre conscience, ultérieurement de circonstances rendant ce recours ineffectif. En pareil cas, la période de six mois pourrait se calculer à compter du moment où le requérant a pris ou aurait dû prendre conscience de ces circonstances (Hazar c. Turquie (déc.), no 62566/00, 10 janvier 2002).

114. La Cour relève qu’entre le 29 novembre 1994 et le 15 août 2001 les requérants se sont adressés au cabinet du premier ministre, à la préfecture de la région soumise à l’état d’urgence, à la préfecture de Tunceli et à la sous-préfecture de Hozat. Il apparaît qu’ils ont saisi la Cour de leurs requêtes fondées sur la Convention le 3 décembre 2001, lorsqu’ils ont commencé à douter de l’ouverture d’une enquête effective sur leurs allégations d’expulsion et de la disponibilité d’une voie de droit qui leur eût permis de faire valoir leurs griefs. La Cour observe que c’est le 22 juillet 2003 seulement que les intéressés furent informés que rien ne les empêchait de retourner dans leurs foyers à Boydas (paragraphe 37 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir au plus tôt le 22 juillet 2003 et que les requêtes, introduites le 3 décembre 2001, sont antérieures à la date d’expiration du délai en question.

Au vu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception d’inobservation du délai de six mois soulevée par le Gouvernement.

(...)

II. SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

134. Les requérants voient dans leur expulsion de leur village par les forces de sécurité et dans le refus des autorités de leur permettre de regagner leurs foyers et leurs terres une violation de l’article 1 du Protocole no 1, lequel énonce :

" Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. "

A. Sur l’existence de " biens "

135. Le Gouvernement soutient que faute d’avoir produit des titres établissant leurs droits sur les biens qu’ils disent posséder à Boydas, MM. Abdullah Dogan, Cemal Dogan, Ali Murat Dogan, Hidir Balik, Ihsan Balik, Kazim Balik, Mehmet Dogan, Hüseyin Dogan et Ali Riza Dogan ne peuvent se prévaloir de la qualité de propriétaire de " biens " au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En conséquence, ces neufs requérants ne peuvent se dire victimes d’une violation d’un droit de propriété qui n’a pas été établi.

136. Le Gouvernement soutient que le constat de la violation d’un droit de propriété au sens de l’article 1 du Protocole no 1 requiert de celui qui se prétend victime qu’il apporte la preuve de sa qualité de propriétaire. Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement fait valoir que la définition et la reconnaissance des droits de propriété relèvent de l’ordre juridique interne et qu’il appartient aux requérants de préciser la nature exacte au niveau interne des droits dont ils se réclament ainsi que d’apporter la preuve des titres sur lesquels ils se fondent. Le Gouvernement précise à cet égard qu’en droit turc toutes les opérations relatives à des biens immobiliers et tous les titres de propriété doivent se conformer aux inscriptions du cadastre. Dans le cas où un bien immobilier, tel qu’un terrain, ne figure pas au cadastre, la preuve du droit de propriété doit être établie selon les règles du code civil. En outre, la preuve du droit de propriété sur des biens situés dans des zones dépourvues de plan cadastral requiert une décision judiciaire. Le Gouvernement souligne enfin que faute d’avoir été admises comme preuves par une juridiction interne à l’occasion d’une affaire concernant la propriété d’un terrain ou d’un bien mobilier tel qu’un troupeau, les déclarations du maire de Boydas (paragraphes 23 et 24 ci-dessus) n’ont en elles-mêmes aucune valeur probante.

137. Les requérants contestent les arguments avancés par le Gouvernement et allèguent que, selon la jurisprudence de la Cour, la notion de " biens " recouvre, outre toutes les catégories de biens corporels meubles et immeubles, certains " droits " et " intérêts " incorporels ainsi que l’ensemble des actifs et des ressources financières ou économiques composant le patrimoine d’une personne. Les intéressés précisent que dans le milieu rural où ils vivaient, qui se caractérise par une organisation familiale de type patriarcal, l’usage veut que les adultes se marient et construisent une maison sur les terres de leur père dont ils exploitent les biens. es requérants soutiennent à cet égard que la notion de " droits de propriété " n’est pas réservée aux biens pour lesquels un titre de propriété individuel est établi mais qu’elle doit également comprendre les ressources économiques dont les villageois bénéficient collectivement. Les intéressés font en outre valoir que tout en tirant profit des biens de leurs pères, ils ont fondé leur propre famille et mené des activités économiques distinctes. S’appuyant sur les dispositions du code de procédure civile, ils plaident par ailleurs que les déclarations du maire de Boydas (paragraphes 23 et 24 ci-dessus) doivent être retenues à titre de preuve du fait qu’ils se conformaient aux coutumes locales en exploitant les biens dont leurs parents étaient propriétaires, avec ou sans titre, et qu’ils tiraient leur revenus de l’élevage ainsi que des ressources forestières.

138. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 garantit en substance le droit de propriété (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, pp. 27-28, § 63). Cependant, la notion de " biens " a une portée autonome qui ne se limite certainement pas à la propriété de biens corporels : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des " droits de propriété " et donc pour des " biens " aux fins de cette disposition (arrêts Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, série A no 306-B, p. 46, § 53, et Matos e Silva, Lda., et autres c. Portugal, 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1111, § 75).

139. La Cour relève qu’elle n’est pas appelée à décider si oui ou non les requérants ont, au regard du droit interne, des droits de propriété nonobstant l’absence de titre. La question qui se pose à cet égard est celle de savoir si les activités économiques menées de manière générale par les intéressés peuvent être considérées comme des " biens " entrant dans le champ d’application de la garantie accordée par l’article 1 du Protocole no 1. La Cour constate à ce sujet qu’il ne prête pas à controverse que les requérants ont tous vécu à Boydas jusqu’en 1994. Même s’ils ne possèdent pas de titre de propriété officiel sur les biens litigieux, ils avaient soit fait bâtir leurs propres demeures sur des terres appartenant à leurs ascendants soit vécu dans les maisons de leurs parents et cultivé la terre dont ceux-ci étaient propriétaires. La Cour observe en outre que les requérants avaient des droits incontestés sur les terrains communaux du village – tels que les terres de pacage, les zones de parcours et les fonds forestiers – et qu’ils gagnaient leur vie grâce à l’élevage et l’exploitation du bois. La Cour estime dès lors que l’ensemble de ces ressources économiques et les revenus que les intéressés en tiraient peuvent être qualifiés de " biens " aux fins de l’article 1 du Protocole no 1.

B. Sur l’existence d’une ingérence

140. Les requérants soutiennent que l’existence d’une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens ne fait aucun doute. Expulsés manu militari de leurs foyers et de leurs terres par les forces de sécurité, ils ont subi de la part des autorités des restrictions à la possibilité pour eux de retourner dans leur commune d’origine. Le déni continu d’accès au village qui leur a été opposé a eu pour effet de les priver de leurs revenus et de les forcer à vivre dans des conditions misérables dans d’autres régions de la Turquie.

141. Le Gouvernement dément que les intéressés aient dû abandonner leur village sous la contrainte exercée par les forces de sécurité. Il affirme qu’ils sont partis en raison des troubles et des campagnes d’intimidation fomentés par le PKK dans la région. Il admet cependant qu’un certain nombre d’agglomérations ont été évacuées par les autorités compétentes qui voulaient assurer la sécurité de la population de la zone concernée. Il soutient en outre que les requérants n’ont pas réellement intérêt à se voir rapatrier à Boydas puisque leur village, en l’état actuel, n’offre pas de possibilités de logement adéquates et que les ressources économiques disponibles sont très insuffisantes pour vivre. S’appuyant sur une lettre du commandement général de la gendarmerie du ministère de l’Intérieur en date du 22 juillet 2003, le Gouvernement souligne cependant que tous les obstacles au retour des intéressés à Boydas sont désormais levés (paragraphe 37 ci-dessus).

142. La Cour doit en l’espèce examiner la situation qui régnait dans la région de la Turquie soumise à l’état d’urgence à l’époque des événements dénoncés par les requérants, situation qui était marquée par de violents affrontements entre les forces de sécurité et des membres du PKK. La Cour relève que nombre de personnes ont dû fuir leurs foyers face à la double menace résultant des actes de violence perpétrés tant par l’un des belligérants que par l’autre (paragraphes 56 et 62 ci-dessus). En outre, comme l’a reconnu le Gouvernement, les autorités ont évacué les habitants de certaines agglomérations en vue d’assurer la sécurité de la population de la région (paragraphe 141 ci-dessus). La Cour a également constaté dans un grand nombre d’affaires analogues que les forces de sécurité avaient délibérément détruit les habitations et les biens de requérants, privant les intéressés de leurs moyens d’existence et les contraignant à abandonner leurs villages respectifs dans la région soumise à l’état d’urgence (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts précités Akdivar et autres, Selçuk et Asker, Mentes et autres, Yöyler, Ipek, ainsi que Bilgin c. Turquie, no 23819/94, 16 novembre 2000, et Dulas c. Turquie, no 25801/94, 30 janvier 2001).

143. Dans les circonstances particulières de la présente espèce, la Cour observe qu’elle n’est pas en mesure d’identifier la cause exacte du déplacement des requérants, faute de preuves suffisantes en sa possession et d’enquête indépendante sur les événements allégués. De ce fait, elle se bornera ici à examiner le grief selon lequel les intéressés se voient refuser l’accès à leurs biens depuis 1994. Elle relève à cet égard qu’en dépit des demandes réitérées des requérants les autorités ont refusé jusqu’au 22 juillet 2003 de les laisser accéder à Boydas en invoquant des incidents terroristes dans ce village et aux alentours (paragraphes 15, 17 et 18 ci-dessus). Pareille décision a privé les intéressés, qui la contestent, de toutes les ressources qui constituaient leurs moyens de subsistance et a en outre touché à la substance même du droit de propriété de six d’entre eux en ce qu’ils n’ont pu ni user de leurs biens ni les aliéner pendant près de neuf ans et dix mois. En conséquence, leurs droits sur les biens en question sont devenus précaires à partir de 1994.

En conclusion, le refus d’accès à Boydas s’analyse en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens (Loizidou c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2216, § 63).

C. Sur la justification de l’ingérence

144. Reste à rechercher si l’ingérence ainsi constatée enfreint ou non l’article 1 du Protocole no 1.

1. Règle applicable

145. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes. La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général et en mettant en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe général consacré par la première (voir notamment l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37, lequel reprend une partie des conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 24, § 61 ; voir également les arrêts Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 31, § 56, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000-I).

146. La Cour note que les parties ne formulent aucune observation quant à la règle applicable en l’espèce. Elle souligne que les mesures contestées n’emportent pas expropriation au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 puisque les intéressés sont juridiquement demeurés propriétaires ou possesseurs des terrains situés à Boydas. Elles ne peuvent pas non plus s’analyser en une réglementation de l’usage des biens en question car elles ne poursuivaient pas pareil but. La Cour estime dès lors que la situation dont les requérants tirent grief relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, les mesures dénoncées limitant sans conteste le droit des requérants à user de leurs biens et à les aliéner (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 187, CEDH 2001-IV).

2. Légalité et finalité de l’ingérence

147. Les requérants reconnaissent que les mesures attaquées ont une base légale en droit interne puisque les articles 4 h) du décret-loi no 285 et 1 b) du décret-loi no 430 en vigueur à l’époque des faits autorisaient le préfet de la région soumise à l’état d’urgence à ordonner l’évacuation temporaire ou définitive des villages et à imposer des restrictions quant à la résidence (paragraphe 82 ci-dessus). Ils soutiennent cependant qu’au lieu d’appliquer les dispositions susmentionnées, la préfecture de la région en question a employé des méthodes illégales pour dépeupler la zone concernée. Selon eux, ce choix était guidé par la volonté de rejeter la responsabilité des évacuations de villages sur des organisations illégales telles que le PKK ou le TIKKO (Armée de libération des ouvriers et paysans de Turquie), d’éluder la charge financière que représentait le relogement des populations déplacées et de garantir aux forces de sécurité l’impunité pour les actes illégaux qu’elles avaient commis.

148. Le Gouvernement conteste les allégations des intéressés et soutient que le refus d’accès à Boydas visait à protéger leurs vies menacées par l’insécurité qui régnait dans la région. Selon lui, si les requérants ont été évacués de leur village par les forces de sécurité comme ils l’affirment, c’est que l’Etat était tenu de prendre pareille mesure pour respecter l’obligation dont il est redevable en vertu de l’article 2 de la Convention, laquelle prévaut sur les devoirs qui lui incombent au titre de l’article 1 du Protocole no 1.

149. Nonobstant ses doutes quant à la légalité de l’ingérence dénoncée, la Cour retient les motifs de sécurité invoqués par le Gouvernement à cet égard et s’abstiendra en l’espèce de juger que ceux-ci ne sauraient passer pour légitimes et " conformes à l’intérêt général " aux fins du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. En conséquence, estimant plus important en l’espèce de statuer sur la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, la Cour laisse ouverte la question de la légalité de cette mesure.

3. Proportionnalité de l’ingérence

150. Les requérants affirment que leur déplacement forcé et le refus d’accès à leurs biens les a contraints à vivre dans des conditions misérables caractérisées par l’absence d’emploi, de logements, de soins médicaux et d’infrastructures sanitaires. Ils soutiennent que l’ingérence par eux dénoncée ne saurait passer pour proportionnée au but poursuivi faute de s’être accompagnée de mesures économiques et sociales destinées à améliorer leurs conditions d’existence.

151. Le Gouvernement affirme avoir pris toutes les mesures nécessaires en vue de pallier les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes qui, comme les requérants, ont été déplacées dans leur propre pays. Il souligne que le projet " retour au village et réinstallation " a été élaboré par les autorités pour remédier aux problèmes que connaissent ceux qui ont dû abandonner leurs foyers en raison des incidents terroristes qui se sont produits dans la région (paragraphes 45-48 ci-dessus). Ce programme ayant pour objectif de faciliter le retour volontaire des populations déplacées, son application est soumise au strict contrôle du Parlement (paragraphes 39-42 ci-dessus). Le Gouvernement a en outre obtenu le soutien de plusieurs organismes internationaux appelés à contribuer à la réussite de cette opération (paragraphe 44 ci-dessus) dans laquelle il a investi environ soixante millions d’euros en dépit des contraintes budgétaires existantes et des graves difficultés économiques que connaît la Turquie. Une partie importante de cette somme est consacrée à l’amélioration des infrastructures de la région concernée. Les progrès réalisés jusqu’ici sont manifestes et encourageants puisque entre juin 2000 et décembre 2003, déjà quelque 94 000 personnes – soit 25 % environ du nombre total des déplacés – ont été rapatriées dans les communes dont elles sont originaires.

152. Evoquant par ailleurs le projet de loi relatif à la réparation des dommages résultant d’actes terroristes ou de mesures prises par les autorités pour lutter contre le terrorisme, le Gouvernement assure que l’entrée en vigueur de cette législation offrira aux personnes déplacées une voie de droit par laquelle elles pourront réclamer l’indemnisation des préjudices subis dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Compte tenu de ce qui précède, le Gouvernement estime que les dispositions prises par les autorités étaient proportionnées aux buts poursuivis.

153. Aux fins de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth précité, p. 26, § 69). La Cour reconnaît que l’ingérence dénoncée en l’espèce n’était pas dépourvue de fondement. Comme indiqué ci-dessus, les conflits armés, la violence généralisée et les violations des droits de l’homme – en particulier dans le contexte de l’insurrection du PKK – ont contraint les autorités à prendre des mesures d’exception pour assurer la sécurité dans la région soumise à l’état d’urgence. Ces mesures comprenaient entre autres des restrictions d’accès à certains villages, notamment celui de Boydas, ainsi que l’évacuation de plusieurs d’entre eux en raison de l’insécurité qui régnait dans la région concernée. La Cour estime toutefois que l’interdiction d’accéder à Boydas a eu en l’espèce des répercussions graves et dommageables ayant porté atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens pendant près de dix ans, période pendant laquelle les intéressés ont vécu dans d’autres régions du pays dans des conditions d’extrême dénuement caractérisées par l’absence de chauffage, de sanitaires et d’infrastructures adéquats (paragraphes 14, 57 et 63 ci-dessus). Le manque de ressources financières dû à l’absence d’indemnisation de la perte résultant pour les déplacés de la privation de leurs biens et l’obligation pour ces personnes de chercher travail et domicile dans des villes surpeuplées où la situation de l’emploi et du logement a été qualifiée de désastreuse ont aggravé leur situation (paragraphe 63 ci-dessus).

154. Si la Cour reconnaît la réalité des efforts déployés par le gouvernement turc pour améliorer la situation générale des personnes déplacées dans leur pays, elle ne les considère toutefois ni adéquats ni effectifs en l’espèce. Elle relève à cet égard que le projet " retour au village et réinstallation ” évoqué par le Gouvernement ne s’est pas traduit en mesures concrètes destinées à faciliter le rapatriement des intéressés dans leur village d’origine. A en juger d’après les prises de vues réalisées le 29 décembre 2003, Boydas est un village en ruines dépourvu de toute infrastructure (paragraphe 38 ci-dessus). Incapables d’aider les intéressés à regagner Boydas, les autorités ont en outre omis de leur proposer des emplois et des logements de substitution. A l’exception de l’assistance fournie par le Fonds d’aide sociale et de solidarité à M. Kazim Balik et M. Müslüm Yilmaz, que la Cour estime insuffisante pour vivre, il n’a été accordé aux intéressés aucune somme qui leur aurait garanti un niveau de vie décent ou un rapatriement dans des conditions satisfaisantes. La Cour considère pourtant qu’incombent en premier lieu aux autorités nationales le devoir et la responsabilité de créer des conditions propices au retour librement consenti des requérants dans leurs foyers ou leurs lieux de résidence habituels, dans la sécurité et la dignité, ou à leur réinstallation volontaire dans une autre partie du pays, ainsi que de leur fournir les moyens nécessaires à cet effet (voir à ce propos les principes nos 18 et 28 figurant dans un document de l’ONU en date du 11 février 1998 intitulé " Principes directeurs relatifs au déplacement des personnes à l’intérieur de leur propre pays " – E/CN.4/1998/53/Add.2). La Cour relève de surcroît que le projet de loi relatif à la réparation des dommages résultant d’actes terroristes ou de mesures prises par les autorités pour lutter contre le terrorisme n’est pas encore entré en vigueur et qu’il n’offre dès lors aucun remède quant aux griefs que les requérants formulent sur ce terrain.

155. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les intéressés ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

156. Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement à l’égard des neuf requérants qui n’ont pas produit de titre de propriété et dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

161. Les requérants soutiennent qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention en ce que les autorités n’ont pas mené d’enquête effective sur leur expulsion de leur village et qu’ils n’ont disposé d’aucun recours pour contester le refus d’accès à leurs biens. L’article 13 est ainsi libellé :

" Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. "

162. Le Gouvernement conteste ces allégations et affirme qu’il existe des recours administratifs, civils et pénaux (paragraphes 94-97 ci-dessus) que les requérants ont omis d’exercer.

163. La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que le refus opposé aux intéressés d’accéder à leurs domiciles et à leurs biens s’analysait en une violation de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1. Les griefs soulevés par les requérants sur ce point sont dès lors " défendables " aux fins de l’article 13 (arrêts Yöyler et Dulas précités, §§ 89 et 67 respectivement).

164. La Cour relève que les griefs formulés sur le fondement de l’article 13 reprennent des éléments identiques ou similaires à ceux déjà envisagés à propos de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes. A cet égard elle a constaté que le Gouvernement n’a pas apporté, comme cela lui incombait, la preuve que les requérants disposaient d’un recours susceptible de remédier à la situation dont ils tirent grief sur le terrain de la Convention et présentant des perspectives raisonnables de succès (paragraphe 110 ci-dessus). Se fondant sur les mêmes raisons que celles qui ont motivé ce constat, la Cour considère que les intéressés n’ont disposé d’aucun recours effectif pour contester le refus des autorités de les laisser accéder à leurs domiciles et à leurs biens situés à Boydas.

Dès lors, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

165. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. "

166. Les requérants réclament une somme totale de 1 538 240 000 000 livres turques au titre du préjudice matériel, équivalant à 854 577 euros (EUR). Ils demandent en outre chacun 15 000 EUR en réparation du dommage moral et un montant global de 21 150 EUR destiné à couvrir les frais et dépens.

167. Le Gouvernement ne formule pas d’observations sur ces prétentions.

168. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle décide de la réserver et fixera la procédure ultérieure en tenant compte de la possibilité d’un accord entre Gouvernement et requérants.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

Fait en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 29 juin 2004.

Vincent Berger Georg Ress
Greffier Président

ARRÊT DOGAN ET AUTRES c. TURQUIE
Arrêt DOGAN ET AUTRES c. TURQUIE

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DECISION DE LA COUR EUROPEENNE
Selon la Cour Européenne des Droits de l'Homme, la FASC n'est pas recevable à l'encontre de l'arrêté interministériel du 4 avril 2001 fixant les seuils d'existence des commissions syndicales visés à l'article L-2411-5 du CGCT, au motif qu'elle n'est pas directement victime de l'application de ces seuils par l'Administration Française. Dès lors et par application de l'article 34 de la Convention Européenne toute nouvelle action visant à la suppression de ces seuils devra être engagée soit par un ayant droit de section soit par un groupe d'ayants droit d'une même section dans le cadre d'une requête collective. En effet, le rejet de la requête par la CEDH ne vise que la recevabilité de l'affaire et non le fond qui fera l'objet d'un nouveau recours dans les meilleurs délais.

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